Le matin du mercredi 8 Juillet, la police avait vidé une clinique
occupée
dans le centre-ville. La clinique, en référence aux expériences
venues
d'Italie, avait pris la forme d'un "centro sociale" à la française
:
logements, projections de films, journal, défense des sans-papiers,
repas… Tous ceux qui réfléchissent au vivre ensemble regardaient
cette expérience avec tendresse. L'évacuation s'est faite sans
violence. Les formidables moyens policiers déployés ont réglé
la question en moins d'une heure. En traversant le marché le
matin, j'avais remarqué leurs airs affairés et diligents.
Ceux qui s'étaient attachés à cette expérience et les résidents
ont décidé pour protester contre l'expulsion d'organiser une
gigantesque bouffe dans la rue piétonnière de Montreuil.
Trois immenses tables de gnocchi (au moins cinq mille) roulés
dans la farine et fabriqués à la main attendaient d'être jetés
dans le bouillon. Des casseroles de sauce tomate frémissaient.
Ils avaient tendu des banderoles pour rebaptiser l'espace.
Des images du front populaire ou des colonnes libertaires
de la guerre d'Espagne se superposaient à cette fête parce
que parfois les images font école. J'ai quitté cette fête à 20h
en saluant Joachim.
A quelques mètres de là, c'était le dernier jour dans les locaux
de la Parole errante à la Maison de l'arbre rue François Debergue,
de notre exposition sur Mai 68. Depuis un an, elle accueille des
pièces de théâtres, des projections de films, des réunions, La nuit
sécuritaire, L'appel des Appels, des lectures, des présentations
de livres… Ce jour-là, on fermait l'exposition avec une pièce
d'Armand Gatti « L'homme seul » lu par Pierre Vial de la
Comédie
Française et compagnon de longue date. Plusieurs versions de
la vie d'un militant chinois s'y confrontent : celle de la femme,
des enfants, du père, du lieutenant, du général, des camarades…
C'était une lecture de trois heures. Nous étions entourés par les
journaux de Mai. D'un coup, des jeunes sont arrivés dans la salle,
effrayés, ils venaient se cacher... ils sont repartis. On m'a
appelé.
Joachim est à l'hôpital à l'hôtel Dieu. Il était effectivement là.
Il n'avait pas perdu conscience. Son visage était couvert de sang
qui s'écoulait lentement comme s'il était devenu poreux. Dans
un coin, l'interne de service m'a dit qu'il y avait peu de chance
qu'il
retrouve l'usage de son œil éclaté. Je dis éclaté parce que je
l'apprendrais plus tard, il avait trois fractures au visage, le
globe
oculaire fendu en deux, la paupière arrachée...
Entre ces deux moments ; celui où je l'ai quitté à la fête aux
gnocchi et l'hôtel Dieu que s'était-il passé ?
Il raconte :
"Il y a eu des feux d'artifice au dessus du marché. Nous nous
y sommes rendus.
Immédiatement, les policiers qui surveillaient
depuis leur voiture se
sont déployés devant. Une minute plus tard,
alors que nous nous
trouvions encore en face de la clinique,
à la hauteur du marché
couvert, les policiers qui marchaient
à quelques mètres derrière
nous, ont tiré sur notre groupe au
moyen de leur flashball. A
ce moment-là je marchais et j'ai
regardé en
direction des policiers. J'ai senti un choc violent
au niveau de mon œil
droit. Sous la force de l'impact je suis
tombé au sol. Des
personnes m'ont aidé à me relever et
m'ont soutenu jusqu'à ce
que je m'assoie sur un trottoir dans
la rue de Paris. Devant
l'intensité de la douleur et des
saignements des pompiers ont été appelés." Il n'y a pas eu d'affrontement. Cinq personnes ont été
touchés
par ces tirs de flashball, tous au dessus de la taille. Il ne peut
être question de bavures. Ils étaient une trentaine et n'étaient
une menace pour personne. Les policiers tirent sur des images
comme en témoigne le communiqué de l'AFP :
"Un jeune homme d'une vingtaine d'années, qui occupait, avec
d'autres personnes, un
squat évacué mercredi à Montreuil
(Seine-Saint-Denis), a
perdu un œil après un affrontement avec
la police, a-t-on appris
de sources concordantes vendredi.
Le jeune homme, Joachim
Gatti, faisait partie d'un groupe
d'une quinzaine de
squatters qui avaient été expulsés mercredi
matin des locaux d'une
ancienne clinique. Ils avaient tenté de
réinvestir les lieux un
peu plus tard dans la soirée mais s'étaient
heurtés aux forces de
l'ordre. Les squatters avaient alors tiré
des projectiles sur les
policiers, qui avaient riposté en faisant
usage de flashball, selon
la préfecture, qui avait ordonné
l'évacuation. Trois
personnes avaient été arrêtées et un jeune
homme avait été blessé à
l'œil puis transporté dans un hôpital
à Paris, selon la mairie,
qui n'avait toutefois pas donné de
précision sur l'état de
gravité de la blessure."Nous avons bien
eu connaissance qu'un
jeune homme a perdu son œil mais pour
le moment il n'y a pas de
lien établi de manière certaine entre
la perte de l'œil et le
tir de flashball", a déclaré vendredi la
préfecture à
l'AFP."
D'abord, la police tire sur l'image d'un jeune de 20 ans qui essaye
de reprendre son squat. Et pour la police et les médias, cela
vaut pour absolution, et c'est le premier scandale.
Quant à Joachim, faut-il rétablir la vérité sur l'identité de
Joachim Gatti ne serait-ce que pour révéler la manipulation
des identités à laquelle se livre la police pour justifier ses
actes , comme s'il y avait un public ciblé sur lequel on pouvait
tirer légitimement ?
Joachim n'a pas 20 ans mais 34 ans. Il n'habitait pas au squat, mais il participait activement
aux nombreuses
activités de la clinique.
Il est cameraman.
Il fabrique des expositions et réalise des films.
Le premier film qu'il a réalisé s'appelle « Magume ». Il l'a
réalisé dans un
séminaire au Burundi sur la question du
génocide. Aujourd'hui, il participe à la réalisation d' un
projet dans deux foyers Emmaüs dans un cadre collectif.
On devrait pouvoir réécrire le faux produit par l'AFP en leur
réclamant de le publier. Il serait écrit simplement — mais au
moins ceci : Joachim Gatti, un réalisateur de 34 ans a
reçu
une balle de
flashball en plein visage alors qu'il manifestait
pour soutenir des
squatteurs expulsés. Il a perdu un œil
du fait de la
brutalité policière.
STEPHANE GATTI (père de Joachim) *
* S.G. est notamment le curateur et animateur, et scénographe
avec Pierre-Vincent Cresceri, de l'exposition générale et des
événements pour mémoire de 1968-69 @ la maison de l'arbre
à Montreuil : "Comme un
papier tue-mouches dans une maison
de vacances
fermée…"
LIENS :
La Parole Errante
Armand Gatti
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