Les conséquences d'un tel accord seraient immédiates. A peine conclu, l'industrie pharmaceutique indienne ne pourrait plus fournir les traitements à bas coût qui aujourd'hui sauvent des populations entières, décimées par le sida, le paludisme, ou encore la rougeole et la tuberculose.
Pour comprendre l'étendue du danger, un retour en arrière s'impose.
Au cours des vingt dernières années, l'Inde s'est imposée comme le premier fournisseur mondial de médicaments. Ses laboratoires, spécialisés dans la production de
génériques – c'est-à-dire de copies chimiquement identiques aux produits de marque –, ont permis de fournir des traitements à des pays qui en auraient été privés faute de moyens. C'est le cas
notamment de tout le continent africain. A l'heure actuelle, plus de 50 % des médicaments distribués par l'Unicef viennent d'Inde. Des experts estiment que dans le cas des antirétroviraux, ce
chiffre s'élève à 93 %.
Parallèlement, le développement de l'industrie indienne a eu un impact important dans le reste du monde. Il a entre autres favorisé des baisses drastiques de prix
en démontrant, à l'encontre des déclarations de certains fabricants, qu'elles étaient possibles. Pressés de réduire leurs marges pour permettre la mise sous traitement de tous, les laboratoires
assuraient dans les années 1990 que les baisses accordées (environ 10 %) étaient tout ce qu'ils pouvaient faire. Une fois mis en concurrence – toute relative – avec l'Inde, les laboratoires
occidentaux ont revu leurs tarifs. Les prix ont chuté de plus de 90 % en quelques années.
C'est ce double mécanisme d'approvisionnement et de mise en concurrence que remettent directement en cause les accords de libre-échange. Menées dans le plus grand
secret depuis des mois, avec pour principaux interlocuteurs des responsables de l'industrie pharmaceutique, les négociations doivent aboutir rapidement à la signature d'un accord. Tout un volet
du traité se concentre sur les questions de propriété intellectuelle. Entre autres, il prévoit l'extension des durées de brevet.
Une autre clause (le data exclusivity) renforce l'exclusivité des données pour certains laboratoires. Elle interdit donc la circulation de résultats
cliniques, pourtant primordiaux dans la course contre la montre de la lutte contre les pandémies.
L'ACCÈS AUX MÉDICAMENTS ENTRAVÉ
Le caractère technique de ces questions ne doit pas masquer l'enjeu humain considérable qu'elles recouvrent. En l'état, l'adoption d'un tel traité signerait la mort
de centaines de milliers de personnes. Interdite de production par des accords qui vont au-delà des demandes déjà strictes de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), l'industrie pharmaceutique
indienne ne pourrait plus fournir en médicaments les pays en développement.
Dans les pays occidentaux, les laboratoires pourraient de nouveau affirmer que les prix sont justes et au plus bas. Sans personne pour prouver qu'il est possible de faire tout autant, à moindre coût.
Aujourd'hui, l'Inde peut encore produire. Demain, l'accès aux médicaments nécessaires à la survie de populations entières sera lourdement entravé. De l'Organisation
mondiale de la santé au Parlement européen en passant par des chercheurs et des personnalités politiques de tous horizons, l'ensemble des personnes qui se sont exprimés à ce sujet ont d'ailleurs
vivement critiqué ces mesures. Les négociateurs, eux, restent silencieux. A tel point que des responsables de l'OMS ont la semaine passée publiquement exprimé leurs regrets de n'avoir jamais pu
consulter le projet d'accord afin d'en évaluer l'impact sur la production de médicaments. Une demande restée lettre morte. Est-ce parce que N. Gupta en Inde et Luc Devigne en Europe en connaissent les conséquences mortelles ?
Depuis plusieurs années, la Commission européenne mène une politique qui restreint lourdement l'accès aux traitements. Les négociateurs européens, agissant contre
les demandes des représentants démocratiquement élus et contre les intérêts de santé publique européenne et mondiale, cherchent à établir des standards toujours plus élevés. Et cela sans la
moindre considération pour la vie de millions de personnes. L'Europe ne peut pas se faire contre ses peuples, elle ne peut pas se faire contre les pays en développement. La capacité de l'Inde à
produire et exporter des génériques doit être préservée. C'est même vital.
Pierre Chappard, président d'Act Up-Paris ;
Loon Gangte, fondateur du Delhi Network of people living with HIV ;
Hakima Himmich, médecin, présidente de l'Association de lutte
contre le sida au Maroc.