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La sociologue Irène Théry, spécialiste du droit et de la famille, explique comment notre société, autrefois fondée sur la famille matrimoniale, est prête à accueillir harmonieusement le mariage gay et la filiation homoparentale. Et pourquoi elle a changé d’avis.
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Rue89 : Vous êtes aujourd’hui favorable au mariage gay. Mais cela ne s’est pas imposé à vous d’emblée.
Pourquoi ?
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Irène Théry : Mes convictions profondes de citoyenne et de sociologue du droit m’ont séparée depuis longtemps de la version classique de la radicalité, celle qui dit en gros : la vie sociale, c’est la lutte des dominés contre les dominants.
Je n’ai jamais voulu parler d’une expérience personnelle qui m’a rendue très radicale, sur un plan moral et affectif, et qui peut m’amener à voir d’autres priorités plus importantes.
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Il y a plus de vingt ans, ma vie a été bouleversée par l’homosexualité masculine, dans des circonstances assez particulières. C’était en 1990, mon mari a été victime d’une endocardite gravissime, et il est resté dans la réanimation intensive du service des maladies infectieuses d’un grand hôpital parisien pendant deux mois entre la vie et la mort. Quand il en est sorti, il est passé à une chambre dans le service ordinaire, pour encore un mois ou deux. Et là, c’est simple : on était dans les années sida, avant les trithérapies, et dans le service tous les patients étaient séropositifs, tous sauf lui. Mais il était si faible et avait une telle apparence que forcément tout le monde le prenait pour un malade du sida à la dernière extrémité.
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Je poussais mon mari dans un fauteuil roulant, un squelette d’1,80 m, 40 kg, au milieu de gens qui lui ressemblaient mais qui mouraient tous les uns après les autres, alors que moi je savais dans mon for intérieur que je poussais mon mari parce qu’il s’en était sorti par miracle, et qu’il allait vivre.
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Je ne pourrais jamais vous dire ce que j’ai vécu pendant ces longues semaines. On se parlait beaucoup, d’un patient à l’autre, d’une famille à l’autre. On tenait dans ses bras des garçons seuls, mourants, que leur famille avait abandonnés. Je n’ai plus jamais eu depuis la même idée du couple, parce que c’était comme si j’avais vécu de l’intérieur les drames vécus par les malades et leurs compagnons qui aux yeux de la loi n’étaient rien.
En plus, quelques semaines avant, le pire soir de ma vie, alors que mon mari septicémique allait être opéré à cœur ouvert avec une chance sur mille de s’en sortir, le hasard a fait que parmi mes amis très proches c’est justement un couple homosexuel qui m’a invitée chez lui pour passer ces heures difficiles. Je n’ai pas d’autres mots que de dire que ce soir-là, Alain et Pierre se sont occupés de moi comme un père et une mère. Oui, c’est le mot qui convient : comme s’ils étaient mon père et ma mère.
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