Plus qu'aucune autre, la presse française est proche du pouvoir - pas contre, tout contre. Un travers ancien et connu, que dénonce ici un journaliste du Financial Times.
21.03.2012 | Simon Kuper | Financial Times
Au risque de se tromper, on peut penser que la France est un pays de gauche. Je vis à Paris, sur le parcours emprunté par d'innombrables manifestations* – ou plus affectueusement manifs*. Les samedis matin à la radio, on se souhaite "Bonne manif* !" Le favori de la prochaine élection présidentielle, le socialiste François Hollande, martèle : "Mon adversaire, c'est la finance." Il propose d'imposer à 75 % tous ceux (à l'exception peut-être des footballeurs) dont les revenus dépassent 1 million d'euros par an.
Mais le socialisme ne constitue qu'un vernis. Si on gratte un peu, on trouvera une coterie de milliardaires qui exercent une emprise surprenante. "Voila un pays où l'idéologie est révolutionnaire et égalitaire. Alors les grandes fortunes se protègent par d'autres moyens", explique le politologue Patrick Weil. Un simple coup d'œil aux médias suffit pour réduire à néant l'idée que la France est une République socialiste.
La presse française ne m‘impressionne guère. Ses journalistes écrivent à la manière d'universitaires. Mais alors qu'aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, les journalistes ont en ligne de mire les ventes de journaux, et parfois même l'honnêteté du pouvoir, la France, elle, perpétue une tradition différente. Depuis toujours, les médias locaux sont de mèche avec le pouvoir, écrit Jean Quatremer dans son excellent nouveau livre, Sexe, mensonges et médias [Plon]. Ainsi, le cardinal de Richelieu, principal ministre de Louis XIII, signait sous un pseudonyme des articles sur lui-même, publiés dans le seul journal de l'époque. Napoléon allait en faire de même plus tard.
A mesure que la haute bourgeoisie entrait dans le journalisme, la profession se rapprochait insidieusement du pouvoir, dénonce Quatremer. Aujourd'hui, ministres et secrétaires d'Etat ont souvent été condisciples à Sciences Po, vivent dans les mêmes quartiers à Paris, prennent leurs repas ensemble et parfois partagent un même lit. Dans un pays où plusieurs épouses de ministres ont présenté le journal télévisé et où la compagne de Hollande est journaliste, nul besoin de recourir aux métaphores telles que "coucher avec le pouvoir".
A Paris, on aime frimer en s'échangeant des commérages sur les personnalités politiques. On prouve de cette façon son appartenance au cercle des initiés, parce que ce genre d'informations est rarement publié. Lorsque les journalistes et le pouvoir se parlent le langage de la vérité, c'est fréquemment lors de confidences sur l'oreiller. D'habitude, ils font preuve de plus de prudence quand ils écrivent leurs articles. Avant les ennuis de Dominique Strauss-Kahn à l'étranger, ils étaient restés muets sur ses mœurs, souligne Jean Quatremer. Officiellement, le silence des médias était motivé par leur respect de la vie privée.
Ou plutôt, pour être plus précis, ils respectent la vie privée des hommes politiques influents. Maintenant que DSK est tombé en disgrâce, la presse fait ses choux gras de ses pratiques sexuelles, comme l'illustre "l'affaire du Carlton".
Cette soumission séduit les milliardaires. Lesquels ont en général hérité de leur fortune, probablement parce que la France est dotée d'un secteur financier relativement peu développé. Ainsi, au lieu d'emprunter auprès des banques, les capitalistes réunissent des fonds provenant de leur famille.
Les milliardaires Serge Dassault et Arnaud Lagardère, héritiers de dynasties industrielles, possèdent à eux deux la majeure partie de la presse écrite. Leur homologue Martin Bouygues est le principal actionnaire de TF1, première chaîne de télévision française. Leur mainmise est totale, à tel point qu'en 2001 Bouygues et Lagardère ont même participé au renflouement du quotidien communiste L'Humanité.
http://www.courrierinternational.com/article/2012/03/21/petite-election-entre-amis