( Photo: Budapest 1956)
Staline est mort le 5 mars 1953. Voici comment tout à commencé:
Une réaction politique suivit le prodigieux effort de la révolution et de la guerre civile. [Elle différait essentiellement des phénomènes sociaux qui se développèrent parallèlement dans, les contrées non soviétiques.] C'était une réaction contre la guerre impérialiste et contre ceux qui l'avaient conduite. En Angleterre, elle était dirigée contre Lloyd George et l'isola politiquement jusqu'à la fin de sa vie. Clemenceau, en France, eut un sort semblable.
Les prodigieux changements qu'on constatait dans les sentiments des masses après une guerre impérialiste et une guerre civile étaient bien explicables. En Russie, les ouvriers et les paysans étaient profondément convaincus que c'étaient leurs propres intérêts qui étaient en jeu et que la guerre qui leur était imposée était vraiment la leur. Après la victoire remportée sur les Blancs et sur l'Entente, la satisfaction fut immense, et grande la popularité de ceux qui avaient aidé à l'obtenir.
Mais les trois années de guerre civile laissèrent une empreinte indélébile sur le gouvernement soviétique lui-même en vertu du fait qu'un très grand nombre de nouveaux administrateurs s'étaient habitués à commander et à exiger une soumission absolue à leurs ordres. Les théoriciens qui essaient de prouver que le présent régime totalitaire de l'U.R.S.S. n'est pas dû à des conditions historiques données, mais à la nature même du bolchévisme oublient que la guerre civile ne découla pas de la nature du bolchévisme mais bien des efforts de la bourgeoisie russe et de la bourgeoisie internationale pour renverser le régime soviétique.
Il n'est pas douteux que Staline, comme beaucoup d'autres, ait été modelé par le milieu et les circonstances de la guerre civile, de même que le groupe tout entier qui devait l'aider plus tard à établir sa dictature personnelle - Ordjonikidzé, Vorochilov, Kaganovitch, - et toute une couche d'ouvriers et de paysans hissés à la condition de commandants et d'administrateurs.
De plus, dans les cinq années qui suivirent la Révolution d'Octobre plus de 97% de l'effectif du Parti consistaient en membres qui avaient adhéré après la victoire de la Révolution. Cinq années plus tard encore, et l'immense majorité du million de membres du Parti n'avaient qu'une vague conception de ce que le Parti avait été dans la première période de la Révolution, sans parler de la clandestinité pré-révolutionnaire.
Il suffira de dire qu'alors les trois quarts au moins du Parti se composaient de membres qui l'avaient rejoint seulement après 1923. Le nombre des membres du Parti adhérents d'avant la Révolution - c'est-à-dire les révolutionnaires de la période illégale - était inférieur à un pour cent. En 1923, le Parti avait été envahi par des masses jeunes et inexpérimentées [rapidement modelées et formées] pour jouer le rôle de figurants pétulants sous l'aiguillon des professionnels de l'appareil. Cette extrême réduction du noyau révolutionnaire du Parti était une nécessité préalable pour les victoires de l'appareil sur le « trotskisme ».
En 1923, la situation commença à se stabiliser.
La guerre civile, de même que la guerre avec la Pologne, était définitivement close. Les conséquences les plus horribles de la famine avaient été dominées, la Nep avait donné un élan impétueux au réveil de l'économie nationale. Le constant transfert de communistes d'un poste à un autre, d'une sphère d'activité à une autre, devint bientôt l'exception plutôt que la règle, les communistes commencèrent à s'installer dans des situation permanentes, et à diriger d'une manière méthodique les régions ou districts de la vie économique et politique confiés à leur discrétion administrative. La nomination aux emplois fut de plus en plus liée aux problèmes de la vie personnelle, de la vie de famille du fonctionnaire, de sa carrière.
C'est alors que Staline apparut avec une prééminence croissante comme l'organisateur, le répartiteur des tâches, le dispensateur d'emplois, l'éducateur et le maître de la bureaucratie. Il choisit ses hommes d'après leur hostilité ou leur indifférence à l'égard de ses adversaires personnels, et particulièrement à l'égard de celui qu'il considérait comme son adversaire principal, le plus grand obstacle sur la voie de son ascension vers le pouvoir absolu. Staline généralisa et classifia sa propre expérience administrative, avant tout l'expérience des manœuvres conduites avec persévérance dans la coulisse, et la mit à la portée de ceux qui lui étaient le plus étroitement associés. Il leur apprit à organiser leurs appareils politiques locaux sur le modèle de son propre appareil : comment recruter les collaborateurs, comment utiliser leurs défaillances, comment dresser des camarades les uns contre les autres, comment faire tourner la machine.
A mesure que la vie de la bureaucratie croissait en stabilité, elle suscitait un besoin grandissant de confort. Staline prit la tête de ce mouvement spontané, le guidant, l'équipant selon ses propres desseins. Il récompensait ceux dont il était sûr en leur donnant des situations agréables et avantageuses. Il choisit les membres de la Commission de contrôle, développant en eux le besoin de persécuter impitoyablement tous ceux qui s'écarteraient de la ligne politique officielle. En même temps, il les invitait à tourner leurs regards vers le mode de vie exceptionnel, extravagant, de ceux des fonctionnaires qui lui étaient fidèles. Car Staline rapportait chaque situation, chaque circonstance politique, chaque utilisation des individus à lui-même, à sa lutte pour le pouvoir, à son besoin immodéré de dominer les autres.
Toute autre considération lui était totalement étrangère. Il excitait l'un contre l'autre ses concurrents les plus dangereux, de son talent à utiliser les antagonismes personnels et de groupes, il fit un art, un art inimitable parce qu'il n'avait fait que développer son instinct presque infaillible pour ce genre d'opérations. Dans toute situation nouvelle, ce qu'il voyait d'abord, et avant tout c'était comment il pourrait en profiter personnellement. Chaque fois que l'intérêt du pays soviétique entrait en conflit avec son intérêt personnel, il n'hésitait jamais à le sacrifier. Dans toutes les occasions et, quel qu'en pût être le résultat, il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour créer des difficultés à ceux qui, croyait-il, menaçaient sa toute-puissance. Avec la même constance, il s'efforçait de récompenser chaque acte de loyauté personnelle. Secrètement d'abord, puis plus ouvertement, il se dressa en défenseur de l'inégalité, en défenseur de privilèges spéciaux pour les sommets de la bureaucratie.
Dans cette démoralisation délibérée, Staline ne se souciait jamais de perspectives lointaines. Il n'approfondissait pas non plus la signification sociale du processus dans lequel il jouait le rôle principal. Il agissait alors, de même que maintenant, comme l'empirique qu'il fut toujours. Il choisit ceux qui lui sont loyaux et les récompense, il les aide à s'assurer des situations privilégiées, il exige d'eux la répudiation de buts politiques personnels. Il leur enseigne à créer à leur propre usage l'appareil nécessaire pour influencer les masses et les soumettre. Il ne pense pas un seul instant que cette politique va directement à l'encontre de la lutte à laquelle Lénine s'était le plus intéressé durant la dernière année de sa vie - la lutte contre la bureaucratie. Occasionnellement, il parle lui-même de bureaucratie, mais toujours dans les termes les plus abstraits et dénués de réalité. Il ne songe qu'aux petites choses : manque d'attention, formalisme, bureaux mal tenus, etc., mais il est sourd et aveugle à la formation de toute une caste de privilégiés soudés entre eux par un serment d'honneur, comme les voleurs, par leur commun intérêt et par leur éloignement sans cesse croissant du peuple travailleur. Sans s'en douter, Staline organise non seulement une nouvelle machine politique, mais une nouvelle caste.
Il n'envisage les questions que du point de vue du choix des cadres, d'améliorer l'appareil, d'assurer sur lui son contrôle personnel, de son propre pouvoir. Il lui apparaît sans aucun doute, pour autant qu'il se soucie de questions d'ordre général, que son appareil donnera au gouvernement plus de force et de stabilité, et garantira ainsi les nouveaux développements du « socialisme dans le pays ». Dans le domaine des généralisations, il ne s'aventure pas plus loin. Que la cristallisation d'une nouvelle couche dirigeante de fonctionnaires installés dans une situation privilégiée, camouflée aux yeux des masses par l'idée du socialisme - que la formation de cette nouvelle couche dirigeante archi-privilégiée et archi-puissante change la structure sociale de l'Etat et dans une mesure sans cesse plus considérable, la décomposition sociale de la nouvelle société - c'est une considération qu'il se refuse à envisager, et toutes les fois qu'elle lui est suggérée, il l'écarte - avec son bras ou avec son revolver.
Ainsi, Staline, l'empirique, sans rompre formellement avec la tradition révolutionnaire, sans répudier le le bolchévisme, devient le destructeur le plus efficace de l'une et de l'autre, en les trahissant tous les deux.