« Thatcher est morte, vive le thatchérisme ! », semblent s'écrier les élites néolibérales, au pouvoir ici et ailleurs, de droite comme de "gauche".
Evidemment, nous ne pleurerons pas pour notre compte celle qui – outre son soutien sans faille au général Pinochet et sa responsabilité dans la mort de Bobby Sands et de ses camarades – fut « le premier ministre le plus diviseur et destructeur des temps modernes » (Ken Loach). Mais il importe avant tout d’analyser le thatchérisme et son emprise contemporaine, pour en tirer des leçons politiques ; c’est à cela que s’emploie Fred Falzon dans la longue étude que nous publions ici.
Initialement parue en 2009 dans la version imprimée de Contretemps, elle porte sur les graves défaites subies par la gauche britannique, toutes tendances confondues, sous les gouvernements de Thatcher puis Blair. Il y développe notamment ce constat d'échec, ainsi que le renouvellement qu'ont alors apporté, dans ce contexte, les analyses du « thatcherisme » produites par Stuart Hall. Il revient plus loin sur les limites de ces analyses et, surtout, de leurs déclinaisons pratiques.
De manière rétrospective, le thatchérisme apparaît comme la première vague d’une déferlante néolibérale qui s’est abattue, depuis, sur l’Europe et le monde.
Si le mouvement altermondialiste a semblé représenter un défi sérieux à la mondialisation néolibérale, son essoufflement depuis 2004 remet en question la viabilité d’une alternative au modèle économique dominant.
Dans le contexte actuel, la notion gramscienne d’hégémonie a semblé retrouver de sa pertinence analytique précisément parce que le rôle historique du juggernaut1 néolibéral est de rendre irréversibles les transformations que son passage engendre sur le terrain.
La stratégie néolibérale sort des cadres traditionnels du consensus et de l’alternance démocratiques en ce qu’elle tente de rayer de manière historique toute possibilité d’opposition globale.
Stuart Hall a été l’un des premiers à avoir saisi la portée hégémonique du néolibéralisme à travers l’analyse de son précurseur thatchérien. Hall a rencontré alors une féroce opposition à gauche2. Pourtant, trente ans plus tard, et alors qu’en Grande-Bretagne onze ans de social-libéralisme ont succédé à dix-huit ans de néolibéralisme conservateur, le retour au pouvoir des conservateurs semble acquis, sous le regard impuissant de la gauche antilibérale.
Originaire de Kingston, Jamaïque, Stuart Hall est l’une des figures emblématiques du marxisme britannique. Il fut parmi les fondateurs de la New Left Review en 1960, qui contribuera à renouveler la pensée de gauche en Grande-Bretagne en adoptant une approche multicausale des questions sociales et une vision novatrice de l’intégration de la culture populaire et des questions ethniques dans le champ marxiste. Sa contribution sociologique n’est pas moins remarquable. Dans la droite ligne de ses analyses politiques, il est l’un des principaux animateurs du mouvement des Cultural Studies dans les années 1960 et 1970, contribuant au renouveau de la sociologie par une vision novatrice des relations entre pouvoir, identité et culture, exprimée notamment à travers la réception des nouveaux médias de masse.
Au fil de ses articles politiques écrits de 1979 à 2003, Stuart Hall apparaît comme le pronostiqueur avisé d’une possible reconquête, puis comme le spectateur impuissant de sa propre défaite.
Alors que le gouvernement Thatcher enchaîne, mandat après mandat, les victoires sociales et électorales, Stuart Hall adresse son diagnostic à une gauche en plein «traumatisme», selon l’expression de Ralph Miliband3, tiraillée entre accès de panique et excès de confiance. En ravivant le concept gramscien d’hégémonie, le sociologue avait pour ambition de renouveler la pensée à gauche dans ce qu’il percevait comme une crise historique de perspective. Il cherchait à replacer les stratégies antithatchériennes à l’intérieur d’une compréhension englobante des processus politiques et étatiques en cours dans la phase néolibérale et post-fordiste du capitalisme.
A l’heure où se développe un «thatchérisme à la française »4 et où la gauche s’interroge sur les moyens de contrer le sarkozisme, la publication en français des articles politiques de Stuart Hall a suscité un certain intérêt. La gauche française entend-elle tirer des leçons de la Grande-Bretagne ?
Si les récents commentateurs français ont vanté avec raison la fertilité et l’actualité des conceptions théoriques de Stuart Hall, une critique plus politique de leurs implications pratiques est rarement entreprise. La plus frappante de ces traductions pratiques est l’influence, mal assumée de part et d’autre, que les théories néogramsciennes ont exercée sur l’idéologie du New Labour blairiste.
Faut-il pour autant rejeter l’ensemble du concept d’hégémonie comme justification et fixation d’un état de domination que seules des forces institutionnelles déjà constituées pourraient faire fructifier ? La viabilité d’une stratégie hégémonique antilibérale fondée sur les théories néogramsciennes reste à déterminer. La publication française des articles politiques de Stuart Hall donne en tout cas l’occasion d’un retour critique sur une période charnière de l’histoire politique européenne, sur l’analyse de Stuart Hall et sur les réactions qu’elle a suscitées à gauche.
Face au bulldozer libéral, la gauche en panne
Les défaites successives de la gauche face au thatchérisme depuis 1979, puis la prise du pouvoir par le New Labour ont appuyé là où la gauche refuse aujourd’hui encore d’avoir mal. A la gauche réformiste, l’avancée inexorable du thatchérisme dévoila l’étroitesse de sa marge de manœuvre dans un monde post-keynésien et le caractère finalement éphémère du consensus social-démocrate d’après-guerre.