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Par Ernest Mandel le Lundi, 09 Août 2010
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Ce texte est tiré d’un livre assez insolite, publié par Ernest Mandel en 1986. Cet intellectuel marxiste de renom, disparu il y a quinze ans, le 20
juillet 1995, a été sans doute l’un des penseurs qui ont le plus profondément influencé la génération de 68. Connu en particulier pour ses travaux économiques, notamment le Traité d’économie
marxiste (1964) et Le capitalisme du troisième âge (1972), il s’est aussi intéressé à un grand nombre de questions dans de multiples domaines. Il aborde ici l’histoire sociale du roman policier,
en particulier dans la France de l’après 68. De nombreuses idées de lecture pour l’été (LCR-Web)
Au cours des dix dernières années, un nouveau sous-genre de roman policier est apparu. Comme il se devait, il est né en France. C’est un pur produit
de Mai 68 et de l’après Mai 68. On pourrait l’appeler «polar révolutionnaire », ou « nouveau roman noir », ou encore littérature néo-populiste.
Mais peu importe l’étiquette, il s’agit de saisir la tendance générale, la nature du genre, celle d’une mise en question radicale de la société dans
son ensemble, de l’Etat et de ses appareils, y compris de la police, y compris des détectives privés. La violence, qui est toujours la caractéristique principale du genre, n’est plus avant tout
criminelle et individuelle, ni exceptionnelle, comme dans le roman d’espionnage. C’est la violence institutionnelle quotidienne – ou, si l’on veut, le terrorisme d’Etat – qui est catégoriquement
dénoncée, à laquelle s’oppose l’insignifiante mini-violence des laissés-pour-compte.
Contre la violence de l’Etat
(…) les romanciers appartenant a cette catégorie (…) prennent généralement conscience du fait que la révolte individuelle – ou de petits groupes –
contre la violence institutionnelle n’a aucune chance. L’aspect romantico-donquichottesque encore présent chez les grands ancêtres du roman noir – Hammett, Chandler, Ross MacDonald – et qui
revient chez Trevanian, Cook et les autres, a ici disparu. Si ce nouveau sous-genre est typiquement français, et ne pouvait être que français en fonction de ce qu’a été l’évolution (et la
potentielle révolution) sociale des vingt dernières années, il possède néanmoins quelques antécédents anglo-saxons.
Un Américain du nom de Jim Thompson, qui après un moment de gloire fut quasiment oublié durant deux décennies, a écrit, avec Le Démon dans ma peau
(1966) [Folio-Policier, 2002 ; titre original anglais : The Killer Inside Me], l’exemple le plus hallucinant du récit (de l’assassin) à la première personne. Le meurtrier est ici un flic
psychopathe et sadique, qui essaie de détruire quelques-unes de ses victimes en les noyant sous un torrent de banalités. L’univers maudit de Jim Thompson ressemble à l’univers néo-populiste
français, mais il n’en possède pas la dimension nettement politique.
Un ancêtre anglo-saxon plus engagé est l’écrivain Sam Greenlee (The Spook who sat by the Door, 1969) [Ivan Dixon en a tiré un film en 1973] (…).
Mais si cet auteur partage les préoccupations politiques, clairement révolutionnaires de beaucoup d’auteurs néo-populistes français, il n’a pas leur lucidité. Il charrie l’illusion qu’une petite
minorité résolue s’adonnant à la guérilla urbaine pourrait venir à bout de la bourgeoisie américaine, de son Etat et de son armée.

Le « néo-polar » de Jean-Patrick Manchette
Le néo-populisme français est l’enfant littéraire légitime de Mai 68, mais sa filiation passe par l’école dite du «néo-polar », essentiellement
représentée par John Amila, Francis Ryck, Jean-Patrick Manchette et Frédéric Fajardie. Le plus important de ces auteurs est incontestablement Jean-Patrick Manchette [1942-1995 – L’intégrale de
Manchette a été rééditée par Gallimard en 2005, dans la collection Quatro], qui a écrit, avec L’Affaire N ‘Gustro (1971) [Folio-Policier 1999], calquée sur l’affaire Ben Barka, une féroce parodie
du «néo-polar » à thèse. L’ambiguïté des personnages s’étend a ceux présumés de gauche (la gauche respectueuse, comme disait Sartre), avec leurs illusions mille fois contredites par l’histoire,
avec leur impuissance devant la violence de l’Etat et de l’extrême droite. On aurait pourtant tort de faire croire, comme l’ont écrit certains critiques, que Manchette essaye de blanchir ou de
présenter sous une lumière favorable les assassins de Ben Barka, leurs complices et leurs indics. II n’en est rien. Le caractère pleutre et falot de plusieurs d’entre eux rend ce crime d’autant
plus ignoble lorsqu’on s’aperçoit de quels instruments somme toute pitoyables « la raison d’Etat » est amenée à se servir.
Les opinions gauchistes de Jean-Patrick Manchette sont indéniables. Dans Nada (1972) [Folio-Polar 1999], la férocité de la répression policière est
dépeinte de manière cinglante. Mais le côté délibérément tordu et ambigu de ses récits permet qu’ils puissent être mal compris, voire même appréciés par des lecteurs apolitiques, sinon par des
cinéastes et des critiques de droite. Une manière de présenter comme dérisoire toute action politique, parce qu’inefficace et condamnée à l’échec, rend finalement cette littérature moins «
désintégratrice » par rapport au système qu’elle n’en donne l’impression de prime abord.
De ce point de vue, Jean-Patrick Manchette poursuit une certaine tradition anarchisante et gauchiste. En jetant dans le même sac les possédants et
les révolutionnaires, tous caractérisés par la même prétendue absence de lucidité et d’humanité généreuse, cette tradition finit par faire gober au lecteur la vieille «sagesse » des classes
dominantes – devenue le lieu commun véhiculé par une fraction des masses populaires –, celle du «Plus ça change, plus c’est la même chose » et du «Il y a toujours eu des riches et des pauvres,
des dominants et des dominés ».
Conclusion au premier degré: ça ne sert à rien de se révolter. Conclusion au deuxième degré : que les choses restent comme elles sont, on ne peut
tout de même rien y changer ; cultivons notre jardin, pour le plus grand bien des puissants s’entend. Comme quoi, révolte individuelle et révolution sociale ne s’épaulent pas
automatiquement.
Il est vrai que Jean-Patrick Manchette restreint apparemment son rejet au seul révolté individuel: « Le terrorisme gauchiste et le terrorisme
étatique, quoique leurs mobiles soient incomparables, sont les deux mâchoires du même piège à cons. (...) Le desperado est une marchandise, une valeur d’échange, un modèle de comportement comme
le flic ou la sainte. (...) C’est le piège qui est tendu aux révoltés, et je suis tombé dedans. » Comme il ne fait guère de distinction entre « révolté » et « révolutionnaire » et que le
révolutionnaire est pour lui inexistant et impossible (« le marxisme est une duperie »), cela revient finalement au même. Son succès est d’ailleurs dû en partie au fait qu’il exprime, à sa
manière, l’immense désenchantement de l’après Mai 68, renforcé plus tard par la déception de l’après Mitterrand.
Un polar prolétarien ?
Autre chaînon intermédiaire entre le roman noir classique et le nouveau roman noir, Jean Amila [Jean Meckert, 1910-1995]. Après ses premières œuvres
qui le rattachent a Léo Malet, père du roman noir français, il réalisera, dans Le Pigeon du faubourg (1981), ainsi que dans quelques autres romans, une sorte de synthèse entre le « polar » à
proprement parler et le roman prolétarien qui s’efforce de faire comprendre au lecteur la réalité de la condition ouvrière, surtout artisanale d’ailleurs [Parmi ses romans réédités, on trouve Le
Boucher des Hurlus (1982), Folio policier Gallimard, 2002].
En revanche, Francis Ryck [Yves Delville, 1920-2007], qui n’a rien d’un gauchiste, prendra en compte la plupart des thèmes d’après Mai 68 qui
domineront la littérature néo-populiste. La Peau de Torpédo (1968) [Jean Delannoy en a tiré un film en 1970] et Drôle de pistolet (1969) [adapté au cinéma par Claude Pinoteau, 1973] mettent en
scène des marginaux et des révoltés s’obstinant a porter des chiquenaudes à une société inhumaine qu’ils ne réussissent ni a comprendre ni a combattre avec un tant soit peu d’efficacité [Parmi
ses derniers livres : La discipline du diable, L’Archipel, 2004 et La Casse, Scali, 2007].
Georges-Jean Arnaud, qui occupe une place à part dans cette transition, est le plus prolixe des écrivains français (plus de trois cents romans !).
Il avait débuté en 1952 avec un polar traditionnel, Ne tirez pas sur l’inspecteur et, à partir des années soixante-dix, il débouche sur le « polar politique anticapitaliste » : dénonciation de
l’establishment nucléaire dans Brûlez-les tous, aliénation de l’individu par le modèle de consommation bourgeois dans Le Coucou (1978), dénonciation de la CIA et de tous les scandales de «
l’Amérique paranoïaque, celle de Nixon et du Ku-Klux-Klan, de la John Birch Society et des repus », dans la série Le Commander [Fleuve noir, 1961-1986].
Après Frédéric Fajardie [1947-2008] (Tueurs de flics, 1979), qui fit l’effet d’une bombe par sa rage violente, et dont les romans portent les traces
d’une certaine fascination militariste chère à la Gauche prolétarienne défunte, le nouveau roman noir (ou roman néo-populiste) atteint toute sa lucidité politique de critique sociale avec des
auteurs comme Jean-Francois Vilar, Didier Daeninckx, Thierry Jonquet, Gerard Delteil et Pierre Marcelle.
Jean-François Vilar
Jean-François Vilar, ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), lié à la tradition surréaliste, met en scène avec C’est toujours
les autres qui meurent (1982) [Actes Sud, 2008], Passage des singes (1984) [J’Ai Lu, 1998], Etat d’urgence (1985) [J’Ai Lu, 1998], Bastille Tango (1986) [Actes Sud, 1998], des personnages
d’extrême gauche ou d’ex-extrême gauche (journalistes type Libération, exilés latino-américains, brigadistes rouges italiens) qui se heurtent à la toute-puissance meurtrière des flics. Comme chez
nombre d’auteurs de romans noirs, ce n’est pas seulement « le système » qui tue, chez Jean-François Vilar, c’est aussi la police au sens littéral du terme qui est coupable de meurtre. Ainsi, dans
C’est toujours les autres qui meurent, un commissaire de police vaguement social-démocrate déclenche une tuerie à Beaubourg... alors qu’un président de la République social-démocrate vient d’être
élu.
Etat d’Urgence est un livre remarquable, l’un des meilleurs romans à suspense de ces dernières années. A Venise, dont l’atmosphère équivoque est
bien évoquée, séjourne un cinéaste qui a sacrifié son talent au succès commercial pour pouvoir terminer un film sur le terrorisme. Il est accompagné d’un brigadiste repenti censé l’inspirer pour
le scénario. Aux scènes du Carnaval, animées par la fine fleur intellectuelle vaguement décadente de toute l’Europe, se mêle une folle entreprise de chantage à la terreur menée par les Brigades
rouges, qui finit par menacer de noyer la cité des Doges sous une marée noire. Flics et brigadistes s’affrontent, puis la mafia tranche le conflit a sa façon, guidée par un « parrain » lié à la
fois aux milieux du cinéma, du terrorisme et aux forces de l’ordre, et qui s’offre en outre le luxe d’acheter le cinéaste. Tout se termine à nouveau par un massacre général perpétré par la
police.
Jean-François Vilar prête au chef mafieux des propos résumant avec pertinence un certain après Mai 68 : « Cette histoire de terroristes est très
bien. Le repenti est l’emblème tragique de notre époque. L’espoir, le reniement, les procès... » Quand les mafieux s’adonnent à la sociologie politique et se piquent de psychanalyse, il n’y a
plus qu’a tirer l’échelle. Ou a écrire des romans noirs...
De Daenincks à Jonquet
Didier Daeninckx s’est surtout fait remarquer avec Meurtres pour mémoire [Gallimard, Série Noire 1984 ; folio policier, 1999], roman qui a le mérite
de rappeler l’assassinat par la police, le 17 octobre 1961, à Paris, de centaines d’ouvriers algériens manifestant contre la guerre d’Algérie. Daeninckx est proche du PCF, et pourtant
l’inspiration de ses livres, surtout de Meurtres pour mémoire, fait plus penser à l’extrême gauche, pour qui se souvient des positions que soutenaient à l’époque les uns et les autres. Tous ses
livres, qui connaissent un succès considérable dans les pays de l’Est, sont marqués par le souci de l’histoire oubliée, ce que d’aucuns appellent les « cadavres dans le placard », c’est-à-dire
par le désir de ressusciter les vaincus de l’histoire.
Thierry Jonquet, militant de la LCR, a écrit deux sortes d’ouvrages : d’une part des romans politiques et, d’autre part, des romans noirs se situant
dans des milieux de marginaux, voire dans des asiles psychiatriques. La deuxième catégorie a peut-être été davantage appréciée par la critique et par un large public. La Bête et la Belle (1985) a
été choisi comme n° 2000 de la fameuse Série noire.
Thierry Jonquet a publié ses polars politiques sous le pseudonyme provocateur de Ramon Mercader (2). Dans Du passé faisons table rase [folio
policier, 2006], un secrétaire général du PCF visiblement calqué sur Georges Marchais, et présenté comme choisi et manipulé par le KGB, s’efforce de déjouer, au moyen de meurtres systématiques,
des tentatives de chantage dont il pourrait faire l’objet. La manipulation réciproque des services d’espionnage impérialiste et stalinien, la grisaille et l’absence de convictions politiques
profondes des appareils de toute sorte, la réification et l’instrumentalisation extrême des hommes et des femmes de ce milieu sont décrites de manière convaincante.
En fait, il y a un cordon ombilical qui relie les romans politiques aux romans noirs de Thierry Jonquet. La coupure quasi schizophrénique des
personnages de La Bête et la Belle correspond à la coupure non moins nette des agents mis en scène dans Du passé faisons table rase. Ici, un instituteur propret et ponctuel à souhait qui entasse
d‘innombrables sacs d’ordures dans son appartement. Là, des professionnels de la surveillance, de la délation, du chantage et de l’assassinat « pour la cause » (celle du « communisme » et de la «
liberté »), qui mènent une vie quotidienne de petits-bourgeois médiocres, se délectant de pêche et d’aventures érotiques minables.
« C’était fou. Un exemple de comment les gens ne s’entendent pas, de la coupure de la sphère privée et de la sphère publique, du domestique et du
public », affirme Thierry Jonquet dans une interview accordée au journal Le Monde (21·22 avril 1985). Et il poursuit : « Le regard du polar est outrancier, très scandalisé. Il ressemble tout à
fait a un regard de militant. » Derrière l’effort de lucidité, il y a aussi son vécu, qui l’a extrêmement sensibilisé. Thierry Jonquet est marqué par une expérience professionnelle. Il a
travaillé comme ergothérapeute dans un hospice de vieillards et dans des hôpitaux psychiatriques. « J’ai reçu ça dans la gueule, j’en ai bavé de cet hosto, cela m’était resté en travers de la
gorge, je voulais le dire, et pour cela, le polar, ça collait. » De là son obsession pour le comportement « anormal » dans la « normalité » bourgeoise, voire pour les malades mentaux.
Jouir de la violence ?
Jean-Bernard Pouy (Suzanne et les ringards, 1985), moins politique dans ses romans que Jean-Francois Vilar, Didier Daeninckx ou Thierry Jonquet, est
également moins amer et plus tendre dans son style, plus indulgent pour l’humanité telle qu’elle est [ses derniers titres : La récup’, Fayard noir, 2008 ; Mes soixante huîtres, Folie d’encre,
2008 ; Rosbif saignant, Coop-Breizh, 2009 ; Cinq bières, deux rhums, Baleine, 2009].
Gérard Delteil [Gérard Folio], auteur prolifique versant volontiers dans le pastiche, y compris dans Meurtre dans l’Orient-Express, narre dans
Solidarmoche (1984) [épuisé] une sombre histoire d’infiltration, par plusieurs services secrets de l’Est et de l’Ouest, d’une activité de soutien aux syndicats clandestins en Pologne. Il a le
mérite d’une prise de position claire en matière de culte de la violence : « Je n’aime pas non plus les polars complaisants, genre sado-maso, style SAS. On peut montrer l’horreur et la violence
pour les dénoncer, pour exprimer sa révolte contre les atrocités, mais on peut aussi prendre un plaisir malsain à décrire des scènes de torture, de massacres de camps de concentration, de viols.
Tout le problème est dans cette complaisance, à laquelle je vois mal comment on pourrait échapper dans des livres basés justement sur le principe de procurer au lecteur le maximum de délicieux
frissons d’horreur à propos d’atrocités subies par d’autres. » (Interview publiée dans Cahiers pour la littérature populaire, n°6, été 1986) [son dernier roman, Speculator, L’Archipel, 2010, se
déroule dans le monde de la finance].
Pierre Marcelle (Terrain lourd, [Fayard, 1981]) pratique lui aussi le pastiche dans Le Bourdon [écrit avec Hervé Prudon, Jean-Luc Lesfargues, 1982],
une adaptation fort savoureuse du Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo.
René Belletto (L’enfer, 1985) doit sa force au passé révolutionnaire latino-américain de certains de ses protagonistes, qu’il évoque avec une grande
efficacité [son dernier titre, Hors la loi, P.O.L., 2010, parle d’un type qui se trouve toujours au mauvais endroit au mauvais moment…].
Daniel Pennac est plutôt un gros calibre littéraire. Mais le thème d’Au bonheur des ogres [1985, rééd. Folio 1997] – une secte démoniaque qui opère
dans le sillage des persécutions antijuives nazies – est assez invraisemblable.
Frédéric Krivine, un jeune espoir du suspense, s’est révélé grâce à son remarquable Arrêt 0bligatoire (Denoël, 1986) [autres titres : Un souvenir de
Berlin, Denoël, 1990 et Des noires et une blanche, Mille Et Une Nuits, 1995].
Tous ces auteurs ont en commun, outre le rejet d’une société corrompue, corruptrice et inhumaine, une vue assez sévère sur les individus, tous plus
ou moins tarés, qu’elle a produits. Avec eux, il n’y a ni héros ni héroïnes. On est aux antipodes du « héros positif » de feu le « réalisme socialiste », genre en voie de s’éteindre lentement
également dans la littérature soviétique. Les personnages, y compris ceux ou celles avec lesquels les auteurs paraissent s’identifier, sont marques par le doute, l’hésitation, le sentiment
d’impuissance, le remords, l’ambiguïté, la culpabilité, un tantinet de paranoïa sinon de haine de soi-même. Encore une fois, l’après Mai 68 est passé par là.

Un réalisme du désespoir
C’est dans ce sens que le nouveau roman noir reprend en partie la tradition du populisme, voire du naturalisme d’antan. Si toute la littérature dite
policière du dernier quart de siècle apparaît en quelque sorte comme la littérature réaliste par excellence de notre époque, si elle fournit un miroir dans lequel la réalité sociale est mieux
reflétée que dans l’analyse minutieuse des états d’âme ou dans les sempiternelles images d’Epinal, de la gauche autant que de la droite, une dimension de la réalité humaine en est pourtant
absente.
En effet, dans la vie de tous les jours, le sublime côtoie l’infâme, le courage se retrouve côte a côte avec la lâcheté, la constance et la fidélité
sont autant présentes que la capitulation et la trahison, l’oppression sociale suscite toujours le rejet actif et la résistance, le mouvement d’émancipation n’a pas disparu, l’effort tenace et
millénaire de changement social délibéré se poursuit, malgré les échecs et les déceptions. De cela, le nouveau roman noir ne s’en fait pas l’écho. C’est pourquoi il est en fin de compte moins
réaliste qu’on ne le dit. Mais n’est-ce pas lié à la nature même d’une littérature centrée sur le crime et la violence et donc, par la force des choses, tournée davantage vers le sol que vers le
soleil?
La société française ne serait pas ce qu’elle est si, à côté du « polar révolutionnaire », ne subsistait pas le polar traditionnel « intégriste »
bourgeois, voire ouvertement contre-révolutionnaire. Quelques nouveaux talents y ont également surgi, avant tout Hugues Pagan, inspecteur de police et ancien philosophe. Ses personnages ambigus
différent peu des prototypes « divisés » de Thierry Jonquet. Signalons notamment son Last Affair (1985).
En revanche, dans la série des SAS de Gérard de Villiers, dans les romans de Jean Bruce et chez leurs innombrables suiveurs triomphe un manichéisme
facile et puéril, fait d’un anticommunisme viscéral, d’un racisme à peine déguisé, de sexisme, d’un rejet brutal de la décolonisation, d’une réhabilitation sans fard du nationalisme cocorico et
du colonialisme français. Cette littérature, en général d’une pesante monotonie malgré ses prétentions à l’excitation et à l’exotisme, assure une fonction sociale précise au service de
l’idéologie dominante. Autre chose est de savoir si elle remplit cette fonction de manière efficace. Là, le doute est heureusement de plus en plus permis.
En Amérique latine aussi…
Les mêmes causes ayant les mêmes effets, le Mexique – et dans une moindre mesure l’Argentine – ont vu, eux aussi, une vague de « neo-polars » ou de
romans noirs progressistes déferler sur la scène littéraire, après la radicalisation prérévolutionnaire que connurent ces pays à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix.
Contentons-nous de mentionner quatre auteurs argentins : Tizziani avec Noches sin Lunas ni Soles (1975) ; Alberto Speratti avec El Crimen de la Calle Legalidad (1983) ; Osvaldo Soriano avec une
jolie parodie, Triste, solitario final (1973) [Trad. française : Je ne vous dis pas adieu, Grasset, 1999] ; Juan Carlos Martelli avec El Cabeza, considéré comme le chef-d’œuvre du roman policier
argentin. (Les trois derniers écrivains se sont exilés loin de la dictature.)
Les auteurs mexicains sont mieux connus et plus appréciés au plan international. Ils le méritent certainement. Le plus ancien du groupe est Paco
Ignacio Taibo II, qui a également rédigé un ouvrage érudit sur les origines du Parti communiste mexicain. Anarcho-syndicaliste de vocation bien que très ami du Parti communiste cubain, il est le
créateur du détective prive Hector Belascoaran Shayne, qu’il « tue » dans No habra final feliz (1981) [Pas de fin heureuse, Rivages/Noir, 1997]. Ou, plus exactement, il le fait tuer par les
flics, comme c’est le cas dans de nombreux romans noirs français. A cette différence près qu’il s’agit ici d’une police non officielle manipulée par la police « officielle » et par le
gouvernement, les fameux « faucons », auteurs du massacre des étudiants de l’été 1968 sur la place Tlatelolco, à Mexico.
A côté de Paco Ignacio Taibo II, il faut signaler Rafael Ramirez Heredia, avec Trampa de métal ; Raul Hemandez Viveros ; Rafael Bernal, avec El
complot mongol (1969) [Le complot mongol, Serpent noir, 2004], considéré par d’aucuns comme le meilleur polar mexicain, écrivain cependant moins engagé que les autres auteurs mentionnés. Il faut
aussi accorder une place particulière au remarquable Morir en el golfo (1985) [La mort à Vera Cruz, Seuil, 2002], de Hector Aguilar Camin, ouvrage qui dénonce la complicité entre la bureaucratie
syndicale dite des charros et l’appareil d‘Etat, y compris la police.
Comme ce fut le cas deux décennies plus tôt pour des auteurs comme Robbe·Grillet et Nabokov, la vogue récente du polar en Amérique latine a amené
des romanciers célèbres comme Carlos Fuentes, Guillermo Thorndyke, Jorge Ibarguëngoitia, Mario Vargas Llosa, Cortazar et Gabriel Garcia Marquez, à flirter avec le roman policier.
Une société criminelle
La conclusion s’impose d’elle-même. L’histoire du roman policier est une histoire sociale, car elle apparaît comme inextricablement liée a
l’histoire de la société bourgeoise – voire de la production marchande – et surdéterminée par elle. A la question de savoir pourquoi l’histoire de la bourgeoisie se reflète dans celle de ce genre
littéraire bien particulier, la réponse est celle-ci : l’histoire de la société bourgeoise est aussi celle de la propriété ; l’histoire de la propriété implique celle de sa négation, c’est-à-dire
l’histoire du crime. L’histoire de la société bourgeoise est aussi celle de la contradiction de plus en plus explosive entre, d’une part, des normes mécaniquement imposées de comportement et de
conformisme social et, d’autre part, les passions, les désirs, les besoins des individus, contradiction qui se décharge dans des transgressions de plus en plus violentes des normes, y compris par
des crimes. La société bourgeoise, née de la violence, la reproduit constamment et en est saturée. Elle provient du crime et elle conduit au crime, commis à une échelle de plus en plus
industrielle. En définitive, l’essor du roman policier s’explique peut-être par le fait que la société bourgeoise, considérée dans son ensemble, est une société criminelle.
Ernest Mandel
Ce texte est tiré du dernier chapitre de l’ouvrage d’Ernest Mandel intitulé « Meurtres exquis. Histoire sociale du roman policier », préfacé
par Jean-François Vilar, et publié aux éditions « La Brèche » à Paris, en 1986. Republié en Suisse dans le bimensuel « solidaritéS » n°171 (09/07/2010)
Jean-Patrick Manchette (1942-1995)
et l’Histoire
Elfriede Müller
Traduit de l’allemand par Céline Chanclud
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Jean-Patrick Manchette © Jacques Robert
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Manchette, surnommé le Chandler1 français ou bien encore le Rimbaud du polar2, est devenu avec le temps une icône culturelle. Il a renouvelé le roman noir français et a
transformé en profondeur ou plutôt radicalisé le genre : "du point de vue de l’écriture, à travers la concentration linguistique du style, et du point de vue du contenu, à travers une
politisation conséquente de la thématique"3. Jean-Patrick Manchette,
sympathisant de la gauche radicale, a adhéré au syndicat étudiant l’UNEF en 1960, a commencé à militer pendant la guerre d’Algérie, puis s’est engagé aux côtés de La Voix
communiste4 à Rouen, et enfin, a participé aux événements de 1968. A
partir de 1965, il se rapproche des situationnistes. Manchette gagnait sa vie en travaillant comme professeur d’anglais. Parallèlement, il a commencé à traduire des romans ainsi que des
essais et à écrire des scénarios et des dialogues pour le cinéma ou la télévision. Il a traduit 30 romans noirs de l’anglais, en partie avec sa femme. Manchette n’a pas commencé à écrire
particulièrement plus tôt que ses confrères. Il fut cependant publié bien avant et, pour cette raison, peut-être considéré comme un précurseur et avant tout un auteur solitaire, qui a
influencé le genre nouveau. Il a ouvert le chemin à une génération de nouveaux auteurs, qui ne sont pas toujours parvenus à égaler son talent littéraire ou qui ont abordé d’autres thématiques
ou sujets de fiction : Frédéric H. Fajardie, Didier Daenninckx, Jean-François
Vilar, Thierry Jonquet, Jean-Bernard Pouy, Dominique Manotti et beaucoup
d’autres encore.
Manchette a ancré le roman noir dans la réalité et n’a jamais penché pour la
nostalgie et le romantisme, contrairement à d’autres auteurs. Les descriptions pittoresques des milieux parisiens ou marseillais, comme on les trouve chez Le
Breton ou Simonin, n’intéressaient plus Manchette. Fidèle à
la révolte de 68, sa littérature est dirigée tout d’abord contre les autorités ("La première démarche d'un auteur de romans noirs est en fait de tuer (symboliquement) l'autorité et ses
représentants : le père ou le patron"5). Ainsi, sa première oeuvre,
L'Affaire N’Gustro6, parue en 1971, fit l’effet d’une
bombe : "Le polar, pour moi, c'était – c'est toujours – le roman d'intervention sociale très violent"7). Manchette s’est inscrit dans la tradition du roman noir américain des années 20. Comme dans les
années 20, la contre-révolution des années 70 triomphe dans le monde entier renouvelant ainsi le roman noir. Toutefois, cette forme de roman n’est que le substitut d’une révolution. Bien
qu’il soit difficile de rivaliser avec le cynisme des romans de Manchette, ce dernier revient toujours implicitement aux tentatives d’émancipation de la gauche et défend, comme André Vanoncini l’a écrit, les certitudes morales de mai 688.
L’œuvre de Jean-Patrick Manchette n’est pas seulement constituée de fiction,
mais aussi de nombreuses critiques littéraires, critiques de films et d’un essai de théorisation du genre. Manchette a écrit 10 romans noirs. Il a incarné la génération déçue des militants de
68 comme aucun autre. Ceci explique qu’une partie du lectorat traditionnel de romans policiers l’ait désavoué. Le journal d’extrême droite Minute a même reproché à
Manchette, dans un article intitulé La Série Noire va-t-elle-disparaître ?, d’être responsable du déclin du roman noir : "un certain gauchisme de salon (représenté par des) auteurs
français comme le médiocre et prétentieux Jean-Patrick Manchette...(...)". "Que ces messieurs se disent bien que le détective contestataire et hostile à la guerre du Vietnam, cela rase
profondément les amateurs de romans noirs"9). Cependant, Manchette connaîtra très vite
le succès, car il est parvenu à conquérir un nouveau public de romans noirs, comme le suggère un article du Monde de 1972 : "L'ultra-gauche à la Série Noire")10. On peut dire que Manchette était à partir de 1972 un auteur établi, qui pouvait vivre de sa
plume.
Le Grand Prix de la
littérature policière 1973 décerné à Manchette pour son roman O dingos, ô châteaux ! assoit définitivement sa reconnaissance. La revue spécialisée Polar lui a consacré
un numéro spécial en 1980 et Claude Mesplède a comparé son originalité à celle de Simenon et bon nombre de ses romans ont été portés à l’écran11. En 1991, Manchette apprend qu’il est atteint d’un cancer. Il décède en 1995.
L’Affaire N'Gustro – L’Histoire pour
narration
Son premier roman est
qualifié par Jean-Paul Schweighaeuser12 du plus obsédant et accompli de ses ouvrages.
Manchette y traite en détail d’un pan de l’histoire de façon moins impressionnante que d’autres auteurs de roman noir, qui ont commencé à écrire après 1968. Toutefois, ce premier roman porte
sur un évènement historique concret, l’affaire Ben Barka.
Les évènements historiques : L’Affaire
N'Gustro prend pour thème l’enlèvement du marocain Al Medhi Ben Barka, membre de l’opposition. Il s’était battu pour l’indépendance de son
pays et avait été enlevé le 29 octobre 1965 à Paris par les services secrets marocains, vraisemblablement avec la complicité du gouvernement français, puis torturé et assassiné13. Après l’indépendance de 1956, le parti de Ben Barka,
Istiqlal, s’est scindé en deux fractions. Une fraction acceptait de participer au pouvoir, mais la fraction démocratique Union des Forces Populaires du Maroc, quant à elle,
refusait d’occuper les postes de ministres. Ben Barka appartenait à la seconde fraction politique. Il a très rapidement acquis une grande popularité,
raison pour laquelle il fut accusé d’avoir organisé un complot contre le roi Hassan II. Il partit donc en exil. Pendant son absence, le gouvernement
marocain condamna les exilés à mort. Son assassinat fut orchestré par l’ancien ministre de l’Intérieur, le général Oufkir, qui se trouvait à Paris le
samedi 30 octobre 1965. Ahmed Dlimi, le directeur de la sûreté nationale marocaine, et un certain Chtouki, chef des
services secrets marocains, se trouvaient également à Paris. Le commissaire Maurice Bouvier a conclu dans son enquête que Ben Barka avait été arrêté par deux policiers français, Louis Souchon et Roger Voitot.
Ben Barka est monté dans un véhicule, où se trouvait également Antoine Lopez, un agent secret français. Ben Barka a
été conduit à Fontenay-le-Vicomte (Essone) dans la villa d’une personne associée à l’affaire, Georges Boucheseiche. Puis on perd sa trace. Son corps n’a
pas été retrouvé jusqu’aujourd’hui.
Le 3 novembre, l’ambassade marocaine donne une réception officielle en l’honneur du ministre de l’Intérieur, Mohamed Oufkir, de son homologue
français, Roger Frey et de l’ancien préfet de police, Maurice Papon, qui sera également le héros d’un autre roman
noir (Meurtre pour mémoire de Didier Daeninckx). Parmi les suspects, on comptait un journaliste et un réalisateur de film. Figon, le réalisateur, a publié ses aveux dans le journal L'Express du 10 janvier 1966 : "J'ai vu tuer Ben Barka". Figon affirme avoir vu Oufkir assassiner le membre de l’opposition avec un poignard provenant de la collection d’armes de ladite
villa. Avec cette représentation, Manchette balise également le genre en mutation du roman noir, car, comme son confrère Paco Ignacio Taiblo II l’a
formulé : "Les assassins sont les ministres de l'intérieur, les chefs de la police. Ce sont eux"14. Figon sera retrouvé mort à son domicile peu de temps
après, comme Butron, le héros de Manchette. La police conclura au suicide. La police française condamne Oufkir par contumace à la prison à perpétuité. Le
juge Louis Zollinger condamne 12 autres personnes. La condamnation d’un ministre étranger par la justice française, fait jusqu’alors unique en matière de
droit international, a gelé les relations franco-marocaines pendant 12 ans. En 1975, le fils de Medhi Ben Barka dépose une nouvelle plainte. En 1982
seulement, le gouvernement socialiste autorisera M. Pinsseau, le juge chargé de l’affaire, à consulter les documents de la SDECE (les anciens services
secrets français) concernant Ben Barka. L’enquête est encore ouverte aujourd’hui. De nombreux acteurs associés à cette histoire ont entre temps disparus.
Ainsi, Oufkir se donna la mort le 16 Août 1972. Il a été prévu en 2003 d’apposer une plaque commémorative à proximité de la brasserie Lipp, lieu de
l’enlèvement. Le maire de Paris a reçu une demande à ce sujet. Les représentants des Verts et le maire socialiste, M. Delanoë, ont accueilli cette requête
positivement15. Le 18 avril, le conseil municipal de Paris a décidé
d’attribuer le nom de Mehdi-Ben-Barka à une place située à proximité de la brasserie Lipp. Les représentants de l’UMP gaulliste se sont abstenus.
La fiction : Mis à part
les dénominations (le ministre de l’Intérieur se nomme Georges Clémenceau Oufiri) et le pays concerné (le Zimbabwe), Manchette s’en tient strictement aux faits historiques : "L'élément
documentaire, sans lequel il n'est pas de bon polar"16. "Le dire vrai", expression de
Michel Foucault, pousse également Jean-Patrick Manchette, puis d’autres auteurs après lui, à travailler sur des cas refoulés de l’histoire. Manchette
travaille un peu à la façon d’un historien, avec les traces qu’il reste encore à sa disposition. Dans le roman de Manchette, le parti des opposants politiques se divise également en deux
fractions. L’histoire est narrée par un jeune fasciste membre de l’OAS, Henri Butron. Il s’agit d’un monologue intérieur. Celui-ci enregistre ses aveux sur une cassette, qui sera finalement
détruite par la police. Une grande partie de l’histoire se déroule à Rouen, où Manchette a commencé à militer contre la guerre d’Algérie. Butron sera assassiné par les services secrets du
Zimbabwe. La police française maquille l’assassinat en un suicide puis détruit la cassette contenant l’aveu ainsi que les clichés pris par Butron pendant l’enlèvement.
Un fait particulièrement intéressant : tout comme le massacre de centaines
d’Algériens à Paris le 17 octobre 1961, qui a par ailleurs inspiré Didier Daenninck, l’affaire Ben Barka a longtemps
été étouffée devenant même un sujet tabou. Dans L’Affaire N’Gustro, Manchette attaque ouvertement la presse, qu’il accuse de s’être rendue complice du pouvoir par son
silence. Blasé et direct, il s’en prend au Nouvel Observateur, dans son roman intitulé Le Nouvel informateur.
Flashs : Ce roman
inhabituel, dont l’actualité semble toujours aussi brûlante, contient déjà tous les éléments qui rendront le style de Manchette si direct : "Magouilles de la société capitaliste, police
corrompue, journalistes et intellectuels de gauche nullissimes, ton volontairement agressif et provocateur, mélange d'argot et de style fleuri, références littéraires constantes"17). Toutefois, Manchette ne construira plus jamais la trame de ses romans à partir d’événements
historiques. Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne fera plus jamais aucune allusion dans ses 9 autres romans, mais il procèdera plutôt par flash ou référence.
L’historiographie, sujet prisé par d’autres auteurs de romans noirs après 1968,
n’apparaîtrait chez Manchette plus que dans Que d'OS !18 et son
roman fragmentaire La Princesse du sang19. A la fin de sa vie,
Manchette remet de nouveau l’Histoire au centre de ses romans. Au début des années 90, il prévoyait d’écrire un cycle de romans sur les années 80 : Les Gens du mauvais temps. Il ne
reste malheureusement qu’un fragment, que son fils achèvera d’écrire après sa mort : La Princesse du sang.
Dans Que d'Os
!, Manchette prend pour thème la collaboration qu’il traite de manière burlesque. Un ancien collaborateur, aujourd’hui devenu trafiquant de drogue, fait enlever sa fille. Le
journaliste juif Haymann aide Tarpon, un détective privé incompétent en lui apportant ses connaissances sur l’occupation allemande et le national-socialisme. A l’inverse de l’Affaire
N'Gustro, il ne s’agit pas d’un incident historique concret mais de crimes commis de nos jours (enlèvement et trafic de drogue) qui conduisent à des crimes irrésolus du passé (la
collaboration).
Dans La Princesse
du Sang, le personnage principal est une jeune femme, la photographe Ivory Pearl, qui rend visite à l’agent secret anglais Samuel Farakhan, qui l’avait recueillit pendant la Seconde
Guerre mondiale. Ce roman incomplet est un tour de force, un voyage à travers l’histoire mondiale. L’anti-héros, Aaron Black, aujourd’hui marchand d’armes, a passé deux ans à Buchenwald. Il
était membre du KPD (Parti communiste allemand), avait pris part à la révolte de Hambourg, où il était responsable de la distribution des munitions. Lors de la guerre d’Algérie, Black a
fourni des armes aux rebelles, bien qu’il travaillait alors pour les services secrets. En voulant faire un reportage sur Black, la photographe, replonge ainsi dans son passé incandescent. A
l’origine, cette intrigue met en scène un anti-héros survivant du national-socialisme, thème que Thierry Jonquet reprendra dans Les
Orpailleurs20. Les événements historiques sont abordés dans leur
dialectique. Ainsi évoque t-il la torture et la mise en esclavage d’anciens membres de la résistance dans la guerre d’Algérie, sans pour autant développer des évènements historiques concrets
dans le détail comme pour L’Affaire N'Gustro.
Pourquoi devient-on plus intelligent à la
lecture des romans de Manchette ? L’analyse de la société la plus pessimiste de Manchette repose sur la critique marxiste de la valeur et la critique situationniste de
l’industrie culturelle qui menace aussi ceux qui combattent la société. Il se qualifiait lui-même comme un auteur de référence, dont les références ne sont pas toujours très évidentes.
Manchette utilise des références théoriques (Debord, Trotzki, Hegel,
Reich) et littéraires (Baudelaire, Leiris) sous forme de collage, un peu à la
façon de Walter Benjamin dans Le Livre des Passages (Passagen-Werk). Manchette introduit la fragmentation de l’action pour soutenir
l’attention du lecteur : "Le propos de Manchette est d'éveiller son lecteur, de le rendre plus lucide"21). L’action n’est pas traitée de façon linéaire chez Manchette : dans L’Affaire
N'Gustro, le héros meurt au début sans que l’on sache pourquoi. Manchette veut décrire un milieu, un individu, qui milite dans l’extrême droite, et veut dénoncer la raison d’Etat :
"D'ailleurs l'ensemble du roman est une histoire vraie à peine déguisée22".
Manchette écrit dans un style béhavioriste. Le béhaviorisme est un courant de recherche psychologique et sociale fondé par l’américain J. B. Watson23. Il étudie le comportement des êtres vivants et cherche à en cerner les caractéristiques
psychiques et sociales. Le béhaviorisme s’appuie sur les sciences naturelles et se limite au comportement humain empirique et quantifiable. Le comportement sera ainsi interprété comme le
résultat d’un processus d’apprentissage par le schéma "stimulus-réponse". Ce courant revendique l’objectivité et sera culturellement influencé par la journalisme et le cinéma. Dans
l’interprétation de Manchette, le béhaviorisme s’élève contre un système de représentation irréaliste, contre la sentimentalité ou encore contre la rhétorique et la paresse du
lecteur.
Les personnages de Manchette
: Les personnages de Manchette sont des anti-héros brisés, comme Eugène Tarpon, ancien policier devenu détective. Il est incompétent, sans culture et a laissé tomber son
métier après avoir tué un manifestant par mégarde. Dans L’Affaire N'Gustro, Butron, le narrateur à la première personne est issu d’une famille bourgeoise, une famille de
médecins et il s’ennuie : "J'ai rien à foutre. J'ai une bagnole. J'ai du pognon"24.
Il pense ainsi se sortir intact du jeu morbide auquel il a participé. Cependant, il n’est que le simple rouage d’une grande manipulation, dont les protagonistes l’utilisent. Ils se
débarrasseront de lui sans pitié. Tout comme Gerfaut, l’anti-héros de Le Petit Bleu de la côté ouest, Butron est en proie à une crise existentielle. Tous les héros de
Manchette ont, non seulement perdu leurs d’idéaux, mais aussi leur identité. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ils sont tous voués à l’échec, sans exception. Dans les romans de
Manchette, l’existence individuelle se limite surtout au bon fonctionnement de l’engrenage du système capitaliste.
En 1977 paraît
Le Petit Bleu de la côté ouest, une attaque frontale contre la société capitaliste. Georges Gerfaut, un cadre supérieur marié, malheureux, car sans idéaux, est poursuivi par
des tueurs. Dans ce texte, la critique de la valeur de Marx atteint son paroxysme, car le personnage du roman, Gerfaut, n’est rien d’autre qu’un jouet aux
mains des rapports de production. Les adaptations cinématographiques de ses œuvres, réalisées en autre par Chabrol, ont toujours été critiquées et
refusées par Manchette, fidèle à la tradition situationniste. Dans les années 80, Manchette connaît un passage à vide : "Il m'a semblé qu'on était battu en France, en Espagne, qu'on avait été
battu au Portugal, battu en Italie et que le mouvement polonais était en train de se faire battre. En 80, en France, on venait d'élire un immonde président de gauche qui avait déjà essayé de
prendre le pouvoir en 68, qui avait raté heureusement. Enfin ce coup-ci, il était arrivé. C'était terminé, on était entré dans les sales années 80 et je ne pouvais plus écrire."25
Pour résumer, nous pouvons constater que Manchette a abordé dans ses romans
presque tous les thèmes historiques inhérents au XXième siècle. Il en fait des références. Ne prenons qu’un seul exemple : L'affaire N'Gustro. Il (re)construit ici un
évènement historique, qui attend toujours d’être élucidé et investit par l’histoire. Les personnages de Manchette sont de purs anti-héros à la seule exception près de Tarpon.
Manchette, auteur phare de romans noirs des années 70, genre qu’il a su, à cette
époque, renouvelé avec succès, et qu’il remet en question juste après son établissement, restant ainsi fidèle à la tradition situationniste. Manchette est également celui qui,
chronologiquement, a été au plus près des événements de mai 68 et qui en 1976 croyait toujours à la possibilité d’une révolution sociale comme celle qui fut menée en 6826. Faute de révolution s’opère cependant une mutation fondamentale dans le roman noir français,
mutation amorcée par Manchette. Enfin, force est de constater que c’est précisément Manchette, qui refusait ladite littérature établie, qui a rehaussé le niveau littéraire du roman noir,
amorçant ainsi son intégration à la littérature générale.
1 Gérault, Jean-François:
Jean-Patrick Manchette. Parcours d'une œuvre. Paris 2000. S. 6. | retour |
2 Gérault, S. 7. | retour |
3 Brenner, Rudolf: Die Entwicklung des modernen französischen Kriminalromans. In: Compart, Martin und Thomas Wörtche (Hrsg.): Krimijahrbuch 1990. Köln 1990. S. 102f. | retour |
4 Einer libertär-trotzkistisch geprägten Zeitschrift. | retour |
5 Gérault, S. 88. | retour |
6 Série Noire 1407 | retour |
7 Manchette, Jean-Patrick: Chroniques. Paris 1996. S. 12. | retour |
8 Vanoncini, André: Le Roman policier. Paris 2002. S. 104. | retour |
9 Minute, 20 mars 1974. | retour |
10 Le Monde, 7 décembre 1972. | retour |
11 Nada 1973 von Claude Chabrol, Folle à tuer 1975 von Yves Boisset, Trois hommes à abattre 1980 von Jacques Deray, Pour la peau d'un flic 1981 von Alain Delon, Le choc 1982
von Robin Davis und Polar 1983 von Jacques Bral. | retour |
12 Schweighaeuser, Jean-Paul: L'Affaire N'Gustro de Jean-Patrick Manchette. Fiche Roman n°54. In: Encrage n° 01/02/1986. S. 33f. | retour |
13 Vgl. Daoud, Zakya und Maâti Monjib: Ben Barka. Une vie, une mort. Mesnil-sur-l'Estrée 2000. 14 Derogy, Jacques und Frédéric Ploquin: Ils ont tué Ben Barka. Paris 1999.
Guérin, Daniel: Les Assassins de Ben Barka. Dix ans d'enquête. Paris 1975 und 1982. Arnaud, Robert auf France Inter: L'affaire Ben Barka, Sonntag den 25. Oktober 2000. Perrault, Gilles: Notre
ami le Roi. Paris 1990. Violet, Bernard: L'affaire Ben Barka. Paris 1995. Intervention de la famille de Medhi Ben Barka aux rassemblements du 29 octobre 2003. In: Yabiladi, 30.10.03. | retour |
14 Taibo II , Paco Ignacio. In: Du drapeau rouge au roman noir. S. 71. | retour |
15 En mai 2004, un ami, le journaliste Oliver Morel, était à la recherche de cette plaque commémorative. Il s’est rendu dans la brasserie Lipp et s’est renseigné. Les serveurs
n’avaient jamais entendu le nom de Ben Barka mais ça rappelait toutefois quelque chose au gérant. Il demanda alors : « Ca n’aurait pas un rapport avec le terrorisme? » | retour |
16 Manchette, Jean-Patrick: Alive and kicking. "Polars", charlie mensuel n° 135, avril 1989. In: Chroniques, S. 122. | retour |
17 Gérault, S. 19. | retour |
18 Super Noire 51, 1976. | retour |
19 Rivages Thriller 1996. | retour |
20 Série Noire 2313, 1993. | retour |
21 Gérault, S. 57. | retour |
22 Gérault, S. 57. | retour |
23 J.B. Watson: Psychology from the standpoint of a behaviorist. New York 1919. | retour |
24 Manchette: L'affaire N'Gustro. S. 91. | retour |
25 Manchette, Jean-Patrick. In: Du drapeau rouge au roman noir. L'œuf 1997. S. 63. | retour |
26 Manchette, Jean-Patrick: Cinq remarques sur mon gagne-pain. In: Les Nouvelles littéraires, décembre 1976. | retour |