« L’intérêt de l’histoire, c’est d’éclairer le présent »
samedi 26 septembre 2009
Crédit Photo: Missak Manouchian, interprété par Simon Abkarian (DR)
L’Armée du crime retrace le parcours des FTP-MOI, groupe de résistants lors de la Seconde guerre
mondiale dirigé par Missak Manouchian.
Guédiguian nous livre un film où les personnages résistants sont obligés de faire face à certaines contradictions :
comment résoudre les conflits qui se jouent entre les notions d’éthique, de morale et d’engagement lorsqu’il s’agit de résister à la barbarie nazie et à la collaboration française ? Le film
revisite une période importante du mouvement ouvrier tout en interrogeant notre présent à travers des questions toujours actuelles comme l’importance de l’internationalisme, les diverses formes
que peuvent prendre la résistance et les liens entre l’intime et le politique.
Interview de Robert Guediguian à propos de son dernier film : L’armée du crime.
TEAN : Le cinéma s’intéresse à la Seconde Guerre Mondiale en ce moment. Pourtant, si nous prenons des films comme
Inglorious Bastard et le votre, les partis pris sont très différents. Pouvez-vous nous expliquer quel était le votre ?
R.G. : Il me semble que la gauche a perdu pas mal de choses : elle a perdu ses buts, beaucoup de ses théories, de ses pratiques. Toute la gauche. Mais
elle a aussi perdu quelque chose qui compte au moins autant : elle a perdu sa légende, sa chanson je pourrais presque dire. Dans la légende on peut considérer qu’un des grands moments de
l’histoire, c’est l’histoire du groupe Manouchian. C’est un des très grands moments de l’histoire du mouvement ouvrier et elle est maintenant dans l’histoire avec un grand H.
Aujourd’hui, c’est une histoire universelle, mais il faut toujours se rappeler qu’elle a été écrite par le mouvement ouvrier. Là, je ne fais pas de distinction.
Quand je parle du mouvement ouvrier, je parle aussi de la gauche. Je crois qu’en ce moment, si l’on veut faire exister à nouveau une gauche radicale, on a intérêt à travailler la théorie bien
sûr, nos pratiques, mais aussi nos légendes.
Je dis ça parce que j’ai grandi avec cette histoire, ces personnages-là, les vingt trois et les autres. Je les ai connus très tôt, je les ai admirés, j’ai rêvé de
leur ressembler. J’ai envie de dire que j’essaie toujours de leur ressembler mais dans des circonstances extrêmement différentes.
Aujourd’hui, ça signifie avoir quoiqu’il arrive, dans n’importe quelles circonstances, un certain nombre de principes auxquels je ne dérogerai jamais. C’est vrai
que leur engagement, à ce moment-là, prend une tournure autant morale que politique (c’est encore un autre débat mais je ne conçois pas la morale sans politique et la politique sans
morale).
Quand je dis morale, c’est une morale qui va par-dessus tout et évidement jusqu’à la désobéissance et que par principe moral on peut désobéir à son parti, à l’Etat,
etc. D’ailleurs, ce qui est beau, c’est qu’ils ont tous fait des gestes individuels d’abord et ensuite tous ensemble ils ont constitué un groupe. Ils ont tous fait des gestes personnels comme
s’il n’y avait pas de frontière entre la vie privée et la vie publique, entre la vie intime et la vie politique.
Donc leur exemple, de la même manière qu’il m’a aidé à me construire, je pense qu’il peut aider des gens à se construire aujourd’hui. Et si des gens voient ce film
ils peuvent en sortir avec le sentiment qu’il y a des choses contre lesquelles il faudrait agir, qu’il y aura toujours des choses à refuser. En fait résister c’est vivre.
Par rapport à Tarantino et son film, je pense que la question qui se pose est : peut-on jouer avec tout ? Car au fond, Tarantino ne fait que
s’amuser. Je ne sais pas ce qu’il pense des Noirs, je ne sais pas ce qu’il pense de la Seconde Guerre Mondiale, je ne sais pas ce qu’il pense de la bande dessinée ! Je ne sais pas ce qu’il
pense en général ! Je sais que c’est un joueur extrêmement habille, extrêmement financé aujourd’hui et qui fait un travail qui a le succès qu’il a. C’est du très haut niveau, mais il joue,
on ne sait pas ce qu’il pense.
TEAN : Vous avez pris certaines libertés avec les faits. Comment et à quelles conditions peut-on le
faire ?
R.G. : J’ai pris une certaine liberté mais en prenant un soin maniaque à ce qu’il n’y ait aucun contresens ni aucune contrevérité. Par exemple, la rouquine, la
copine de Marcel Rayman, elle faisait aussi un petit peu de marché noir à ce moment-là, et elle s’était fait arrêter pour ça.
Ça, je ne le dis pas. Pour autant c’est vrai que ses parents ont été déportés dans la rafle et que l’inspecteur Pujol lui a fait miroiter des nouvelles de ses
parents contre des informations sur le groupe Manouchian. En enlevant le fait qu’elle avait fait des trucs un peu frauduleux pour le marché noir, je la rends un peu plus sympathique. Ce sont des
petites choses comme ça. Une autre chose : Krazuki a été arrêté sept ou huit mois avant la première vague d’arrestation. Pour la fluidité du film il est évident que je n’allais pas faire
trois actes d’arrestation. J’ai donc fait à la fin l’arrestation de tout le monde.
TEAN : Votre film résonne avec le temps présent, avec ce qui pourrait être une pratique militante aujourd’hui. Définiriez-vous
votre film comme un film militant ou un film engagé ? Votre film est-il fait dans l’intérêt d’une forme d’engagement ?
R.G. : Oui. Tout film qui traite d’un sujet historique ou même de l’histoire en général, doit montrer que l’intérêt de l’histoire est d’éclairer le présent. Si
l’histoire nous passionne c’est éventuellement pour en tirer quelques enseignements pour aujourd’hui : faire un film historique, c’est pour parler d’aujourd’hui.
Je voulais faire l’armée de la lumière, je voulais travailler la foi qu’avaient ces gens là. Ce qui de l’intérieur les animait, les illuminait, je préférais
travailler cela plutôt que le détail, le factuel, l’historique, la reconstitution. Au fond cela m’importe peu. Je dirai que j’ai fait ce film presque uniquement pour parler
d’aujourd’hui.
La reconstitution, il faut bien s’en occuper : il faut chercher des camions, des voitures d’époque, des décors, dépenser beaucoup d’argent pour cela… Il faut
bien le faire mais il ne faut pas s’en préoccuper. Je crois que c’est vrai de tous les films historiques. Si demain je fais un film qui se situe au Moyen-âge ce sera pour parler
d’aujourd’hui.
Pour qualifier mon film, je préfère engagé que militant. Militant ça veut dire engagé au service de quelque chose de très précis. C’est par exemple si je faisais un
film pour la prochaine campagne d’Olivier aux régionales du NPA.
Pour mon film, je préfère dire engagé. Pour moi, le cinéma est toujours engagé. On appelle le cinéma engagé ceux qui disent qu’ils sont engagés, alors que l’autre
cinéma est tout aussi engagé sans le dire.
TEAN : Au sens idéologique du terme ?
R.G. : Bien sur. A partir du moment où tu mets une camera dans la rue et que tu montres des hommes et des femmes soit dessous, dessus, sur les cotés, leurs
bagnoles, leurs fringues, c’est avoir un point de vue sur eux. Ou tu dis que tu n’as pas de point de vue mais ça veut dire que tu acceptes le monde tel qu’il est ou tu dis « j’ai ce point de
vue là et c’est ce point de vue là que je voulais proposer au public ». Je dis bien « proposer » d’ailleurs, je discute. Donc, le cinéma est toujours engagé. Mais celui qu’on
appelle engagé c’est celui qui se dit lui-même engagé. Et moi je me dis moi-même engagé.
TEAN : Alors pourquoi ce film-là dans la période actuelle ?
R.G. : C’est une réflexion sur la question de la morale et de l’engagement. Je pense que ce film nous dit qu’il n’y a pas de réussite individuelle mais
seulement des réussites collectives. On ne peut être heureux si l’ensemble de la planète ne l’est pas. Après, pourquoi j’ai fait ce film aujourd’hui, c’est une autre question. Les films viennent
comme ça. Pourquoi un sujet passe devant tous les autres, devient urgent à tel point qu’on se met à penser qu’à ça ?
TEAN : Ce film paraissait plutôt « évident » pour vous…
R.G. : C’est peut-être pour ça que je n’y pensais pas. C’est aussi un film lourd dans sa mise en place, dans son financement, dans le respect qu’il fallait
avoir vis-à-vis d’une histoire vraie. Il y a vingt ans je n’aurai pas osé le faire.
A chaque fois qu’on se dit qu’on va travailler sur un sujet il sort au niveau mondial dix films sur le même sujet.
On est les produits de notre époque. En ce moment, il sort deux livres et une bande dessinée sur le groupe et sur Missak. Et il y a les films sur l’apocalypse à la
télé, le film de Tarantino… On s’imagine qu’on est le seul à travailler sur une affaire et non ! Ça veut dire que c’est peut-être nécessaire pour notre époque de parler de ça. Je sais pas si
c’est inconscient, mais je vis ici et maintenant, donc forcement, ce que je fais a à voir avec ce qui ce passe en ce moment. Je crois que c’est aussi comme ça que les sujets
arrivent .
TEAN: A propos de votre film, vous citez beaucoup la notion d’« hypothèse communiste » d’Alain
Badiou.
R.G. : Oui ! Je me réjouis du succès de Badiou. Je le connais depuis longtemps, j’ai suivi de très près tous ses débats avec Althusser, Rancière, Balibar
dans les années soixante-dix… Qu’ils aient du succès aujourd’hui, c’est quelque chose dont je me réjouis. Mais c’est aussi évident que ce sera long, pour plein de raisons. Aujourd’hui encore,
toutes les télévisions du monde continuent de dire que la Corée du nord est un pays communiste. Le communisme c’est la Corée du nord !? Avant que le mot communisme recouvre une pureté
originelle il y en a pour un moment. C’est ce que dit Badiou.
TEAN : On peut faire le rapprochement entre l’armée du crime et Land of freedom de Ken Loach. Bien entendu
parce qu’on se situe cinq-six ans après la guerre d’Espagne et qu’elle est présente dans tous les esprits. Il y a notamment deux aspects qui nous ont davantage marqués. Le premier est à propos de
l’internationalisme des luttes. Ce sont deux moments de l’histoire du mouvement ouvrier où les luttes sont internationales. Quel sens ça a aujourd’hui de mettre cela en
avant ?
R.G. : Je crois que c’est très important parce que comme les combats de classes ont un peu perdu leurs objectifs, on assiste à des replis identitaires. Ce sont
des oppositions que je trouve ridicules et qui me peinent, car on aurait intérêt à redésigner ensemble notre ennemi commun. Les FTP-MOI sont une leçon d’internationalisme. Il n’y a rien qui me
réjouisse plus que ces choses là.
Je suis, comme je le dis avec humour, d’un peuple génocidé d’un coté et génocidaire de l’autre1. Disons que ça fait beaucoup ! J’adore quand un
israélien boit un coup avec un palestinien. Et ce groupe-là, c’est la planète entière... Le film tire à boulet rouge sur la police française (qui le mérite bien) mais dans l’affiche, il faut
rappeler qu’il y a aussi des français. Des brigades internationales, c’est magnifique.
TEAN : Le deuxième parallèle avec Land of freedom, c’est la scène du faux mariage arménien. Elle nous rappelle cette
scène dans Land of freedom où ils discutent de continuer à accepter ou non les armes venant d’URSS. Est-ce qu’on continue d’accepter les ordres venant de Moscou ? Mais accepter les
ordres, c’est avoir des armes et de l’argent... Etait-ce important de faire cette critique du stalinisme ?
R.G. : Je crois oui ! Je voulais être du coté de la lumière des personnages. Je ne voulais pas entrer forcément dans les polémiques. D’abord, on ne sait
pas tout ce qui a pu se passer entre les communistes, les trotskistes, les marxistes, les staliniens, les italiens et les bulgares... Ce n’était pas le sujet central du film. Néanmoins, je devais
bien citer des choses. Citer Petra par exemple, le dirigeant qui donne tous leurs noms à la fin. Bon, en réalité il s’appelait Davidovitch. J’ai changé les noms des méchants et j’ai gardé le nom
des bons… Je tenais à en parler, parler des divergences qu’il y a eu, des querelles.
TEAN : Votre film questionne les différentes formes que peut prendre l’engagement militant. Vos personnages montrent
l’affrontement permanent qu’il existe entre les notions d’éthique, de morale, de légalité et de violence. Loin d’être sacralisée, l’utilité de la violence, celle qui tue, est en permanence
discutée. Mais qu’est ce que l’éthique ou encore la neutralité dans une telle période ? Quelle est l’actualité de ces questions-là ?
R.G. : Ces questions, je crois qu’elles se posent tous les jours. La question de la violence populaire dans l’histoire en générale, n’a jamais été qu’une
violence de légitime défense. Je n’ai pas d’exemple où des populations sont entrées en lutte armée alors qu’il ne se passait rien. En soit, j’ai toujours été de manière extrêmement claire et
ferme opposé à la violence.
Je suis opposé à la lutte armée dans des circonstances certes, perverses, piégées, avec tous les défauts qu’elles ont de démocraties occidentales : Je suis
très opposé aux brigades rouges, très opposé à la Bande à Baader. Lorsque les Basques étaient antifranquistes, j’étais d’accord avec eux, maintenant ce n’est plus le cas… Donc pour moi la
violence doit être utilisée seulement en cas de légitime défense. Après il faudrait voir ce qu’on appelle légitime défense.
J’ai été tellement marqué par la résistance française en général et cette affaire-là en particulier que je trouve que certaines formes de violences armées sont
presque des insultes à ce qu’ils ont fait eux. Quand j’entends un corse qui se met dans la situation du peuple palestinien, c’est un truc qui m’énerve ! C’est un mensonge !
Mais je suis allé en Palestine il n’y a pas longtemps et je dois dire que je suis d’accord avec les attentats ciblés mais pas avec les meurtres de civils. Je les
comprends mais je ne les justifie pas. Là-dessus, j’insiste lourdement sur le comportement des résistants du film, bien sur qu’il y a eu des victimes innocentes, mais je pense que c’est la
résistance la plus juste qu’il y ai eu. Je le montre : la vielle dame qui est écartée ou lorsqu’ils refusent de balancer une grenade dans un hôtel plein de jeunes prostituées. Ce sont des
histoires vraies ! Ils sont repartis au péril de leur vie pour ne pas tuer ces filles-là.
Après, quand je parle de violence, je parle de violence avec mort d’homme, avec une lutte armée. Parce que si la violence c’est de poser des bombonnes de gaz et de
menacer de faire tout sauter… Je suis d’accord ! C’est complètement illégal, mais je soutiens totalement ça ! Quand on en est à un tel niveau, qu’il y a autant de morts en France, je
comprendrai aisément que demain après une réunion syndicale, ils s’énervent et balancent trois chaises et huit ordinateurs par la fenêtre ! Qu’est ce que j’en ai à foutre ? Les gens qui
parlent de violence parce que l’autre se prend un œuf sur la tête, c’est une blague !
TEAN : Que l’on soit militant ou non, en voyant votre film, on se projette forcément. On se dit qu’il est possible de se
trouver dans une telle situation, où l’engagement signifie faire des choix très importants…
R.G. : Je n’ai jamais pensé que notre occident à nous était garanti ad vitam aeternam de ne plus vivre
ces guerres-là. Je ne suis pas persuadé que demain, par exemple, il n’y ai pas une nouvelle guerre franco-allemande. C’est évident que ça ne se profile pas mais, je ne sais pas si dans cinq
siècles ça n’arrivera pas... En tout cas, il faut une vigilance permanente. C’est pour ça que je dis que résister c’est vivre.
Propos recueillis par Giulia Acqua et Marie Sonnette
Retour sur l’Affiche rouge
Aimer la vie à en mourir (par Jean Pierre Debourdeau)
vendredi 25 septembre 2009
Il y a 60 ans, 22 résistants étaient fusillés. Parmi eux, Missak Manouchian. Le plus jeune, Thomas Elek, avait 17 ans. La seule femme, Golda Bancic, fut décapitée
en mai. Le colonel-président du « procès » affirmait alors : « La police française a fait preuve d’un grand dévouement. ».
Il faisait référence, en l’occurrence, à l’une des brigades spéciales des renseignements généraux qui les arrêta après de multiples attaques de convois militaires
et de colonnes de troupes, hold-up, sabotages, attentats (entre autres contre le commandant du Grand Paris et le responsable du Service du travail obligatoire (STO) en Allemagne.
Sur les 80 combattants des Francs-tireurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée (FTP-MOI) actifs en région parisienne entre juin et novembre 1943 — auxquels
appartenait le groupe —, huit seulement n’ont pas été arrêtés ou tués. Il ne restait alors, dans la région, déjà plus beaucoup d’autres FTP, suite à la répression et au départ au maquis des
jeunes requis par le STO.
Il aura fallu du temps avant que cette épopée ne figure dans les manuels du secondaire ; comme celle de l’affiche des occupants — placardée à 15 000
exemplaires — dénonçant « l’armée du crime », baptisée bien plus tard « L’Affiche rouge », dans un poème d’Aragon chanté par Léo Ferré.
Le « procès » avait été monté pour alimenter la xénophobie et l’antisémitisme du régime de Vichy. La Résistance était ainsi le fait d’une
« tourbe internationale » (Le Matin), de « terroristes judéo-communistes » (Paris-soir), « l’activité d’étrangers et de Juifs
abusant de l’hospitalité française pour créer le désordre dans le pays qui les a recueillis », et dont « le but est l’avènement du bolchevisme
international » [1].
Internationalistes effectivement, ces Arméniens, Espagnols, Italiens, Hongrois, Polonais, Roumains, dont les familles avaient été souvent exterminées, combattants
antifascistes dans leur pays ou/et dans les Brigades internationales de la Révolution espagnole. Beaucoup étaient communistes, bien sûr. Et nombreux étaient Juifs...
« Vous étiez fait pour la lutte armée ? Je ne crois pas, j’étais normal. » (interview de
Raymond, ex-FTP-MOI, par Mosco).
Du côté de la résistance gaulliste, Radio Londres n’y fait allusion que deux mois après : il faut se méfier des fausses nouvelles allemandes, les résistants
sont avant tout des fonctionnaires, de simples citoyens, des anciens de Verdun. Le Conseil national de la résistance (CNR) va d’ailleurs s’inquiéter de « l’activité des mouvements
étrangers sur le territoire français », qui « doit s’interdire toute attitude susceptible de compromettre l’unité ».
Dans l’édition du Larousse en trois volumes de 1966, Missak Manouchian est absent. Et il faudra attendre le
40e anniversaire pour un hommage officiel, enfin, mais limité aux Arméniens. Le ministère des Anciens Combattants appose
des croix sur les tombes de combattants juifs tout autant ignorés par les instances communautaires.
Pour le PCF, les actes sont plus facilement revendiqués que les personnes, ces résistants cosmopolites font tache dans le tricolore. De même qu’on passera longtemps
sous silence le « travail allemand », dont le responsable était Arthur London et qui n’a pas été le monopole de ceux auquel il a valu l’épithète
d’« hitléro-trotskystes ».
Officiellement, c’était « A chacun son boche ! » (titre de l’Huma en 1944). Tant pis si, sous l’uniforme, il y avait un travailleur, parfois
un communiste... L’heure était au Front national (créé par le PCF comme organisation « large » des FTP, bientôt FTPF, avec un « F » comme Français, dont le journal s’appelait
France d’abord !). « Il fallait pouvoir chanter La Marseillaise sans accent ! » [2].
André Marty, au bureau politique du PCF, parle à la Libération de « chasser tous les “ski” des directions du parti » [3]. A la tête de la MOI, il n’y avait plus que des Français. A
Claude Lévy, qui écrit un livre sur son bataillon, Aragon, poète et éditeur, demande de « changer les noms. On ne peut tout de même pas laisser croire que la Résistance française a été
faite par des étrangers ».
Le 1er mars 1944, d’ailleurs, l’Huma avait consacré 15 lignes à l’exécution du groupe, sans citer le nom d’un seul de ses
membres. Il faudra attendre 1951 pour qu’un deuxième article, intitulé « Pages de gloire des 23 », sorte et pour que « le poète du BP », Aragon, écrive Manouchian, en ajoutant
certes sa touche patriotarde aux derniers mots écrits par Missak à sa compagne, censurés de 1946 à 1965 de leurs allusions aux trahisons. Est-ce un hasard si, cette année-là, un Comité
Manouchian, indépendamment du PCF, s’était mis en place et obtiendra une rue dans le XXe ?
Internationaliste donc trotkistes ?
Après la Libération, une partie des survivants sont repartis dans leur pays pour construire ce qu’ils pensaient être le socialisme. Beaucoup, comme les anciens des
Brigades internationales ou des maquis, ont connu la répression stalinienne. Certains même ne quitteront un camp que pour un autre.
Le spectre d’une résistance dynamique, sociale, anticapitaliste, échappant aux accords de Yalta (imposés par les impérialismes vainqueurs), mais aussi celui du
titisme — qui mènera à l’élimination politique du PCF, entre autres, de Guingouin (responsable des maquis du Limousin), puis de Marty et de Tillon (chefs des FTP) — est un angle d’éclairage pour
comprendre l’interrogatoire d’Arthur London.
Ce dernier, premier responsable des FTP-MOI, interrogé à Prague en 1951 par ses procureurs staliniens, s’entend demander d’avouer que la MOI était une
« section de la Quatrième Internationale trotskyste. »
Il est vrai que le mécanicien arménien Arben Dav’tian, bolchevik en Géorgie en 1917, garde rouge puis officier commissaire politique dans l’Armée rouge pendant la
guerre civile, exclu ensuite puis déporté comme membre de l’Opposition de gauche, qui s’évade en Iran en 1934 sous le nom de Manoukian, rejoint ensuite, sous le pseudonyme de Tarov, le groupe
russe qui travaillait à Paris avec le fils de Trotsky, avant d’être recruté pour son groupe, en 1942, par Manouchian qui n’ignore pas son passé. « Il faut penser également à Manoukian
qui meurt avec moi », écrit-il à sa belle-soeur, deux heures avant l’exécution.
En août 1943, une note de la section des cadres aurait avisé la direction du PCF que Manouchian était de tendance trotskyste. Confusion de noms ? Quoi qu’il en
soit, ils étaient « des nôtres ».
Paru dans Rouge (hebdomadaire de la LCR) n° 2052 du 19 février 2004.
Notes
[1] Cité par le
colonel-président du fameux « procès ».
[2] Comme le note
ironiquement Maurice Rajsfus
[3] Lise
London.