« Bouchareb, hors de France ! » Ce slogan a été repris en chœur, vendredi 21 mai, lors de la manifestation organisée par l'UMP, à Cannes,
contre le film Hors la loi, réalisé par le Français Rachid Bouchareb.
Mediapart, parmi les premiers, s'est inquiété, documents inédits à l'appui, de ce qui se jouait
derrière la polémique lancée par des parlementaires UMP contre le nouveau film de Rachid Bouchareb, Hors la loi, suite de Indigènes, primé à Cannes en 2007. Nous avions montré
que, loin d'une improvisation tenant du mouvement d'humeur, l'opération avait été longuement mûrie, avec des démarches officielles commencées il y a un an auprès du ministère de la
défense.
Les courriers que nous avions révélés prouvaient l'implication directe du gouvernement, à travers l'un de ses membres, Hubert Falco, mobilisant le Service
historique de la défense (SHD) pour nourrir l'offensive du député UMP des Alpes-Maritimes, Lionnel Luca. Quel est donc ce pays si faible qu'il ne peut même plus assumer sa propre
histoire ? Il suffit de lire les travaux des historiens français,
d'écouter les témoignages recueillis il y a quinze ans par
Mehdi Lallaoui ou de visionner le documentaire L'autre 8 mai 1945 pour connaître, avec
ses nuances et ses contradictions, la vérité historique, car il y en a bien une, sur les événements de Sétif.
Cette défense par l'actuel pouvoir présidentiel d'une histoire d'Etat, mensongère et guerrière que l'on entend imposer à notre passé colonial, au lieu de le
regarder tel qu'il fut, ombres et lumières mêlées, n'est pas un épisode anecdotique, porté par quelques nostalgiques. Elle est au ressort de la vision du passé et du monde qui, de longue date,
anime cette présidence et dont les mots clés sont colonisation (positive), immigration (envahissante), islam (dangereux) et assimilation (obligatoire). C'est un passé mythifié et déformé qui
est ici convoqué, mais dans l'espoir qu'il soit plein d'à présent, produisant un imaginaire actif.
En ce sens, l'opération contre Hors la loi est une illustration concrète de ce que signifiait le supposé débat sur l'identité nationale, lancé fin 2009
et, pour l'instant, en sommeil (mais l'Appel de Mediapart, lui, reste
en éveil). Son imaginaire est de guerre et d'exclusion : d'une guerre perdue qu'il faudrait donc, un jour ou l'autre, effacer par une revanche ; d'une exclusion réclamée, pour faire
de nouveau le tri entre bons et mauvais Français, Français véritables et Français d'occasion.
Si l'on en doutait, la manifestation organisée à Cannes, vendredi 21 mai au matin, en même temps que Hors la loi était projeté à la presse du Festival,
en fit la démonstration. Dans la vidéo ci-dessous, à partir de 1 minute 38 secondes, vous entendrez donc distinctement le slogan « Bouchareb, hors de France ! »
Serait-il de nationalité algérienne que cela ne changerait rien à la portée symbolique de ce mot d'ordre haineux, mais l'on précisera tout de même que Rachid Bouchareb, né le 1er septembre 1953 à Paris, est un citoyen français et qu'en 2007, il fut
fait chevalier de la Légion d'honneur. La vidéo, donc (© lemonde.fr) :
Rapportant le même événement sous un angle complémentaire, deux autres vidéos, l'une du Figaro, l'autre de l'AFP, témoignent de ce qui, politiquement,
est ici à l'œuvre : une tranquille fusion idéologique de la droite et de l'extrême droite, de l'UMP et du Front national. L'UMP Lionnel Luca et la FN Lydia Schénardi y font paisiblement
tandem, dans l'ordre UMP-FN pour l'AFP et, inversement, FN-UMP pour Le Figaro :
Instrumentalisée sous François Mitterrand, la focalisation autour de la montée du Front national nous a fait oublier l'essentiel que, pourtant, nous enseignait
toute notre histoire, de l'affaire Dreyfus aux guerres coloniales, en passant, ô combien, par Vichy : loin d'avoir jamais pu prétendre seule au pouvoir, l'extrême droite a toujours servi
de levier pour extrémiser la droite.
Et le sarkozysme est en quelque sorte le précipité chimique de cette transgression politique. Il suffit de tendre l'oreille chaque fois que le pouvoir actuel discourt sur la
nation, son identité supposée, sa gloire revendiquée, son passé héroïque, etc., pour comprendre qu'avec Nicolas Sarkozy, Maurice Barrès a pris sa revanche : « Pour permettre à la
conscience d'un pays tel que la France de se dégager, il faut raciner les individus dans la terre et dans les morts » (La terre et les morts, Paris, La Patrie française,
1899).
Oui, Maurice Barrès, passé d'un socialisme vague à un nationalisme
exacerbé, indéniablement talentueux et néanmoins antidreyfusard antisémite – le talent littéraire n'ayant jamais protégé de la crapulerie politique…
Le problème, c'est qu'à moins de devenir amnésiques ou, ce qui est plus à la portée des pouvoirs, d'imposer un mensonge d'Etat à la vérité historique, nous savons
bien, ou plutôt nous savons encore, nous lisons toujours dans les livres d'histoire et nous continuons d'apprendre à l'école ou à l'université, que ce racinement-là conduit à d'immenses
catastrophes et à d'incommensurables charniers. Rien de plus mortifère que cette quête de « mêmeté », selon le néologisme forgé par l'historien Marcel Detienne qui y revient
dans un essai mordant dont la confrérie historienne ne sort pas indemne (L'identité
nationale, une énigme, Folio Histoire).
D'où l'enjeu de l'histoire, d'où l'histoire comme enjeu, d'où cette bataille incessante menée par ce pouvoir, depuis 2007, sur le terrain de l'histoire, de sa
mise en scène, de son récit édifiant, de ses cimetières et de ses héros, de son contrôle idéologique, de ses musées nationaux à venir, de ses représentations cinématographiques à défendre, etc.
Après tout, Patrick Buisson, le premier idéologue du sarkozysme (avant même Henri Guaino), venu de
l'extrême droite où il fit ses classes intellectuelles, n'est-il pas directeur général de la chaîne Histoire, canal télévisé
vendu par la puissance publique à TF1 et dont la programmation offre une lecture historique clairement droitière, dans ses priorités éditoriales comme par le choix de ses invités.
Reste ce slogan « Bouchareb, hors de France ! », dont tous ceux qui veulent croire que le pire n'est jamais certain se diront, pour se
rassurer, qu'il émaillait un défilé bon enfant d'un petit millier de personnes pas vraiment représentatives des générations futures. Or c'est bien, tout au contraire, cette indifférence ou
cette relativisation qui nous alarme.
Comment est-il possible, pensable, acceptable que ces mots de haine aient été lancés dans une manifestation organisée par le parti présidentiel sans qu'ils aient
suscité de commentaires indignés ou de réactions outragées ? Depuis qu'existe le Festival de
Cannes, imaginé sur une idée du ministre du Front Populaire Jean Zay et institué après la Libération, depuis que se tient chaque année cet événement où la France est supposée accueillir le
monde tout entier, recevoir sa diversité et sa pluralité, honorer ses imaginaires et ses mémoires, a-t-on souvenir d'une manifestation semblable, organisée par le parti au pouvoir pour inviter
à l'exclusion ?
Quelle est donc cette défaite qui s'installe, celle-là même qui accompagne le peu d'émoi médiatique autour des profanations de symboles de l'islam de France (rien
qu'en 2010, déjà : mosquée à Crépy-en-Valois, cimetières
musulmans à Vienne et à Tarascon)? D'où vient ce profond
renoncement qui va de pair avec notre silence insensible face à ce que ressentent toutes celles et tous ceux qui, comme nous, vivent, travaillent et étudient en France, mais qui, désormais, s'y
sentent mal, de plus en plus mal, mal reçus, mal accueillis, malmenés, maltraités, parce que leur histoire familiale prend source au Maghreb, parce qu'ils sont de culture musulmane, parce
qu'ils pratiquent leur foi en l'islam, parce qu'ils vont à la mosquée ou font leurs prières, parce qu'elles portent un foulard ou un voile?
Et qu'avons-nous dès lors à dire à tous ces jeunes Français musulmans (rencontrés ces jours-ci sur Mediapart par Michaël Hajdenberg) qui assument et vivent leur foi dans la République et qui se
sentent et se vivent de plus en plus stigmatisés, humiliés, discriminés? Oui, comment nous faire entendre d'eux si nous ne disons rien, si nous ne crions pas, si nous ne nous sentons pas
concernés, visés, touchés quand ne serait-ce qu'un seul d'entre eux s'entend dire : « Hors de France ! »?
Un cri qui, pourtant, est une injure à la France. Il y a quelques semaines, lors d'une rencontre, non loin de Cannes, autour de Mediapart et de notre livre
collectif à la FNAC de Nice, dont l'affluence était en
elle-même un signe d'espoir, un employé de l'établissement est venu me saluer. Il n'était plus tout jeune, travaillait à la FNAC depuis pas mal de temps déjà et, surtout, venait du Maroc. Voici
ce qu'il m'a dit et qui, je l'avoue, m'a laissé sans voix, les larmes aux yeux: « Ils nous disent : "La France, tu l'aimes ou tu la quittes". Mais, nous, la France, on
l'aime. Et c'est elle qui nous quitte... »