Anti-avortement, le chanteur de « dancehall » ? Non, jure-t-il. Mais les jeunes mordent (un peu) à sa leçon de vertu.
« Aurélie n'a que 16 ans et elle attend un enfant
Ses amies et ses parents lui conseillent l'avortement
Elle n'est pas d'accord, elle voit les choses autrement
Elle dit qu'elle se sent prête pour qu'on l'appelle “maman”… »
Aurélie est l'héroïne éponyme d'une chanson du Français Colonel Reyel – Rémy Ranguin – sortie en avril, sur le label de
Krys, Step Out
Productions. Le single est matraqué par Skyrock, NRJ12 et son clip compte 8 millions de vues sur
YouTube (20 millions pour celui avec les paroles). Il est téléchargé en masse par des adolescentes.
L'album « Au rapport », dont il est extrait, s'est lui vendu à 150 000 exemplaires en quatre mois.
« Elle se dit bingo, ils sont seuls dans la Twingo
»
Dans la chanson, Aurélie « est en seconde dans un lycée de banlieue ». Elle est vierge. Son copain « depuis peu », « un mec de son quartier », est « comme
elle aime c'est-à-dire un peu plus vieux ».
« Elle se dit bingo, ils sont seuls dans la Twingo
Donc ça va swinguer, elle enlève son tanga
Il réussit le ace comme Tsonga. »
Elle tombe enceinte, « il n'assume pas et se sauve comme un bâtard ». La chanson glorifie le courage de la jeune fille, qui décide de garder l'enfant malgré les galères que cela
implique, et un entourage qui lui tourne le dos.
Moralité : le clip s'achève sur une image du chanteur, les mains jointes, le regard vers le ciel :
« Mettre un enfant au monde ne devrait pas être puni
C'est la plus belle chose qui soit… »
En soi, le morceau est anecdotique, mais son succès auprès des ados interroge.
Cet hommage à « toutes les Aurélie, mères à tout prix » a fait le tour de la blogosphère pro-vie, qui considère Colonel Reyel comme un des leurs.
Colonel Reyel ? « La capacité d'analyse d'un bulot »
Depuis, l'artiste se justifie à longueur d'interviews :
« Je ne suis pas contre l'avortement. Ce que j'essaie d'évoquer dans l'histoire, c'est que ça reste avant tout un choix personnel. C'est à la jeune fille de juger si elle est apte à
donner la vie ou pas, tout simplement. Et dans le cas d'Aurélie, elle se sent prête, il faut donc la soutenir plutôt que de la brimer. »
L'argument ne convainc pas Vincent Baguian. Sur son blog, le parolier occasionnel de Zazie,
co-auteur de « Mozart Opéra Rock » et de « Sol en cirque », estime qu'« on ne s'attaque pas à des sujets aussi graves que l'avortement ou la maternité à 16 ans quand on
la capacité d'analyse d'un bulot ».
Des différences entre la chanson et son clip
Dans la classe de Lucie, en troisième dans un collège de Cergy-Pontoise (Val d'Oise), « toutes les filles aiment bien ».
« Il suffit d'avoir entendu la chanson trois fois et hop, on la connaît par cœur. »
Les filles ont cependant remarqué que le clip et la chanson n'ont pas tout à fait le même discours. Lucie :
« En fonction des couplets, elle voulait cet enfant ou c'est un accident.
Et puis, si on écoute seulement la chanson, son copain la laisse tomber. Mais dans le clip, on le voir revenir à la fin. Pareil pour ses parents alors que dans la chanson, elle n'a plus
personne. »
L'Aurélie du Colonel, la Brenda de Tupac… pas le même destin
La chanson du rappeur américain Tupac, « Brenda's gotta Baby
», a peut-être inspiré Colonel Reyel :
« She's 12 years old and she's having a baby. » (« Brenda a 12 ans et elle attend un enfant »)
Brenda tombe enceinte pour n'avoir pas su résister à la tentation. Comme chez Colonel, l'annonce à la famille se passe mal. Dans les deux clips, la scène de dispute familiale est assez
similaire. Mais alors que Brenda se débarrasse de l'enfant dans une benne à ordures et tourne mal (drogue, prostitution, mort), Aurélie garde son enfant et s'en sort.
Elle incarne une figure de mère courage qui force l'admiration de Colonel Reyel, tandis que la Brenda de Tupac incarne le chaos et la tragédie.
Les paroles de Colonel Reyel jouent sur un imaginaire adolescent romantique et renvoient à une figure de la mater dolorosa, très courante dans le rap, avec une jeune fille qui élève seule son
enfant. Pour Bruno Lafortestrie, directeur de la radio Générations, on trouve cette figure un peu partout, et notamment chez Diam's – « Le public de Colonel Reyel est d'ailleurs dans cette lignée, avec une même cible ado 11-18 ans. »
« Mon sentiment, c'est surtout que sur ce genre de sujets, il y a un décalage entre les paroles que tu défends en public et la réalité du privé. »
« Colonel Reyel, c'est pas la vraie vie. Le planning familial, oui. »
Fatou et ses deux copines, collégiennes « d'après la porte de Clignancourt », admirent Aurélie « pour son courage ».
« Si ça m'arrivait, je me ferais virer de chez moi. »
A la sortie du lycée technique Diderot, dans le XIXe arrondissement de Paris, tous les adolescents connaissent le tube :
« Du rap de fillette, mais toutes les filles adorent. »
Mais tout le monde s'accorde sur un point :
« Colonel Reyel, c'est pas la vraie vie. »
« Si tu peux pas élever un enfant, t'as pas les moyens, tu ramènes pas une bouche de plus à nourrir à la maison. Tes parents font des sacrifices pour que t'aies une meilleure vie
qu'eux », estime un grand échalas de 17 ans. Son pote ricane :
« Le planning familial, c'est ça la vraie vie. »
Anthony, qui se targue d'être d'origine antillaise comme Colonel Reyel, avoue :
« C'est arrivé à ma meuf et elle a avorté. »
Les parents ne l'ont jamais su.
« Tu veux que je crève ? Tu veux qu'elle crève ? »
« Chacun fait ce qu'il veut, résume un autre. Mais de là à faire une ode aux filles de 16 ans qui ont un enfant, c'est pas un exemple à donner ».
« Il est contre l'avortement, Colonel, c'est tout », conclut Anthony.
« T'ain, elle s'est quand même donnée dans une Twingo »
Un lycéen lâche, dégoûté :
« T'ain, elle s'est quand même donnée dans une Twingo. »
« Ouais, c'est marrant », remarque un autre.
« Les filles oublient toujours le paragraphe où elle se fait sauter dans la Twingo. Elles préfèrent celui où elle assume son enfant. » (Ecouter le son)
« Aurélie, c'était pas la maternité qui l'intéressait, c'est la Twingo », répond un autre, plus gravement. Sans secousse, on en arrive à se demander si Aurélie est vraiment « une
fille bien ».
« Moi j'dis, tu couches à 16 ans, la première fois dans un Twingo avec un lascar, ben t'es une pute », tranche l'un d'eux. Approbation générale.
Une maman : « Ça n'est pas une louange de la liberté de choix »
Du côté des mères, on retient donc de la chanson l'ambiguïté pro-vie : « La mienne aime bien le morceau, elle l'a dans son iPod, mais elle dit que la chanson est contre
l'avortement », explique Anthony. Idem du côté de Cergy-Pontoise. La mère de Lucie trouve le message « nauséabond » :
« Ça n'est pas une louange de la liberté de choix, mais une louange de ce choix-là. »
Fatou, ses copines, et la petite bande de Diderot centrent plutôt le débat sur des enjeux de vertu et de réputation. Très vite, le discours se polarise entre ce qu'est « une fille
bien » versus « une pute », entre ce qu'est « un bonhomme » versus « un lascar ».
« Bref, ça fait vendre, d'avoir à argumenter », soupçonne Anthony.
« C'est un malin, Colonel. »
Pourquoi pas Fatoumata ?
Soudain, l'ado s'interroge :
« Pourquoi elle s'appelle Aurélie, d'ailleurs ? »
Dans son dos, son pote reprend immédiatement, sur l'air de Colonel Reyel :
« Fatoumata a 16 ans. Elle attend un enfant. C'est le huitième. »
L'humour de potache fonctionne. La bande de Diderot est pliée de rire.
Dans les faits, une étude de l'Ined confirme que les femmes d'origine maghrébine sont
sur-représentées au sein des femmes accouchant sous X en France. Leur sur-représentation est plus flagrante chez les plus jeunes. A Paris, 53% sont étrangères ou issues de l'immigration et
vivent dans les quartiers les plus pauvres. Quatre sur dix vivent encore chez leurs parents.
« Dans les quartiers, pour les Marocaines, Algériennes, Tunisiennes et pour les Africaines, il faut avorter », lâche Fatou.
« Une copine a accouché sous X, ça s'est su. Elle a humilié sa famille. »