*
Sophie Bourdais – Dans La Face cachée de Hiroshima, vous établissiez d’emblée un lien entre l’explosion des deux bombes nucléaires à Hiroshima et Nagasaki et celle de la centrale nucléaire de Fukushima, dont les conséquences sont au centre du Monde après Fukushima. Jusqu’à quel point ces deux films sont-ils liés ?
*
Kenichi Watanabe – La centrale de Fukushima a explosé alors que je préparais mon documentaire La Face cachée de Hiroshima. Je voulais traiter de l’effet des radiations sur le corps humain pendant et après la fabrication de la bombe, et le tournage à Hiroshima devait commencer le 15 mars 2011. J’ai débarqué au Japon le 10 mars. Le 11 mars, la terre tremblait ! J’ai annulé le tournage, et j’ai vécu une semaine sur place, à Tokyo, au moment du séisme, du tsunami et de l’explosion de la centrale, les journées les plus noires, les plus graves, étant le 14 et le 15 mars.
“Il ne suffit pas d’un film pour en terminer avec Fukushima”
*
Les plus noires… que voulez-vous dire ?
Je parle des dysfonctionnement et du désordre qui ont atteint tous les centres de pouvoir. Le séisme est survenu un vendredi après-midi, les gens allaient partir en week-end. Samedi et dimanche, on recevait d’un côté les images diffusées par les grands médias, et, de l’autre côté, des informations complètement contradictoires arrivaient par Internet. On était complètement perturbés.
Il a fallu attendre lundi 14 mars pour obtenir une sorte de position officielle sur ce qui se passait. Ce jour-là, tous les transports publics étaient bloqués, les trains s’étaient arrêtés, les supermarchés n’étaient pas approvisionnés, et on ne pouvait pas accéder à Tokyo. C’était bizarre, parce que, selon les médias, les choses commençaient à s’arranger. Tout était bloqué, on se sentait contrôlé, mais par qui et pourquoi ? C’était la journée du doute, la journée noire du 14 mars, et tout le monde ressentait cette ambiance.
A 11 heures du matin, le deuxième réacteur de la centrale a explosé. J’avais rendez-vous à la NHK [la télévision publique japonaise, ndlr] à midi pour discuter du contenu du film sur Hiroshima, et là-bas non plus, personne ne pouvait me dire ce qui se passait. Maintenant on sait que ce n’était pas juste un ressenti, que cela s’est vraiment produit : le désastre administratif, la confusion, l’absence de l’Etat, sa quasi faillite.
L’idée originale du Monde après Fukushima, en accord avec Arte, c’était de témoigner de ces moments-là, avec une réflexion très subjective sur la civilisation, l’Etat moderne, le système industriel et nucléaire. J’ai essayé de rassembler des archives, et j’ai finalement renoncé, parce qu’on en a diffusé tellement, toujours les mêmes… Les utiliser pour parler de ce jour-là, c’est d’une portée limitée, et ça contribue à tout généraliser.
D’autre part, et c’est le plus important, quand j’ai fait les repérages, j’ai réalisé que les voix des témoins, des victimes, étaient beaucoup plus fortes que ma subjectivité personnelle. C’était elles qu’il fallait écouter. J’ai donc changé l’orientation du film, mais de toute façon, il ne suffit pas d’un film pour en terminer avec Fukushima, il reste une quantité d’angles à explorer. Depuis le 11 mars, je ne peux plus vivre sans penser à Fukushima !
Vous voulez dire qu’en tant que réalisateur, vous ne pouvez plus travailler sur un autre sujet ?
Oui. Même si je voulais moi-même sortir du nucléaire, faire autre chose, je ne peux pas, je me sens presque contraint de continuer. Fukushima, ce n’est pas théorique, c’est une question qui embrasse la totalité de notre civilisation, il faut trouver comment changer de point de vue sur ce qui fonde notre culture et notre civilisation. Ce film, c’est un point de départ, j’ai voulu y parler de la prise de conscience des victimes, nécessaire pour qu’elles puissent reprendre leur vie. Mais pour moi, le vrai travail commence.