Shinpei Marakami et sa famille habitaient depuis 9 ans dans un coin de campagne japonais vert et légèrement vallonné. Ancien coopérant, notamment en Thaïlande, convaincu par l’opportunité de l’agriculture biologique, il a mis en place une ferme quasi-autosuffisante. « Le lieu comptait un restaurant entièrement approvisionné par les produits de la ferme où nous cultivions du riz, du blé et des légumes. On fabriquait du pain et livrait une trentaine de paniers de produits de la ferme par semaine. » Après 7 ans d’installation et de dur labeur, le projet venait de boucler sa première année avec un bilan économique positif. Une seconde famille devait venir s’installer, pour lancer le projet d’éco-village auquel Shinpei Marakami songeait depuis toujours.
Mais la catastrophe nucléaire du 11 mars a transformé ce petit paradis auto-géré en enfer. Iitaté, la commune sur laquelle est installée la ferme, fait partie de la zone interdite. Celle où l’on ne peut plus vivre pour cause de radioactivité trop élevée. Shinpei Marakami et sa famille sont partis à peine 24 heures après le tremblement de terre, anticipant les ordres d’évacuation du gouvernement japonais. « Quand la terre a tremblé, j’étais occupé à monter une charpente avec mon stagiaire, décrit Shinpei Marakami. J’ai tout de suite senti que c’était très sérieux, à cause de la longueur des secousses. Quand ça s’est arrêté, j’ai fait le tour des bâtiments. Maison, dépendances, restaurant... Tout a tenu bon ! » Le tsunami ne les a pas touchés non plus.
Mensonge organisé
Finalement, ce 11 mars, il s’est couché plutôt soulagé. Songeant à l’organisation du lendemain. Il faudrait qu’il aille vers la côte, amener de quoi manger aux personnes sinistrées. « Ce genre de catastrophe naturelle valorise une ferme autonome comme la nôtre. Finalement, nous ne manquions de rien. » Il a été réveillé en pleine nuit par sa femme, accompagnée de leurs trois enfants, lui disant qu’il fallait fuir immédiatement. « Elle revenait de chez des amis très impliqués dans le mouvement anti-nucléaire local. Les infos qu’ils avaient étaient beaucoup moins rassurantes que celles que Tepco et le gouvernement japonais voulaient bien donner. »
À la radio, Shinpei Marakami avait entendu qu’en cas de tremblement de terre, la centrale s’arrête immédiatement. Il a donc été obligé d’admettre qu’on leur mentait. Même s’il le soupçonnait fortement, et depuis longtemps. « Depuis 1986, date de la catastrophe de Tchernobyl, je suis impliqué dans le mouvement anti-nucléaire. Je sais qu’un cœur de centrale peut fondre. Et exploser. J’ai toujours été terrorisé par cette éventualité, explique-t-il. Mais au fond, je voulais croire les propos rassurants de Tepco et du gouvernement. Notamment sur le fait que la technologie japonaise valait mieux que celle de la Russie. »
Tout quitter, terres et maison
« On nous a toujours dit que c’était 100% sous contrôle », reprend Toshihide Kameda, paysan lui aussi. Militant dans les réseaux anti-nucléaire depuis longtemps, et président de Nôminren, la confédération des paysans de Fukushima affiliée à Via campesina, qu’il a cofondé il y a 20 ans. « Je suis aujourd’hui très en colère, d’avoir été victime de négligences, alors que nous avions prévenu que cela arriverait, dit-il. Nous avions exigé une surveillance renforcée de la centrale en raison des annonces de séismes et de tsunami. Tout cela est inadmissible. » Maraîcher, il cultivait en bio des terres qui appartenaient à sa famille depuis plus de 100 ans. Il s’est finalement résolu à tout quitter, le cœur déchiré. Ne sachant pas quand il pourrait revenir... pour simplement passer, équipé d’une combinaison, récupérer quelques effets personnels. Parce qu’il n’est, quoi qu’il arrive, plus question d’y vivre, encore moins d’y cultiver quoi que ce soit.
Résister au désespoir semble difficile. Admettre qu’une terre dont on prend soin depuis des années est totalement perdue, à cause d’un accident prévisible, est infiniment douloureux. L’un de ces paysans déracinés depuis le 11 mars n’a pas supporté le deuil de sa terre, et de son métier. Il s’est suicidé. Mais ni Tepco, ni le gouvernement ne semblent s’en préoccuper. Des dizaines de milliers de personnes évacuées de la zone interdite continuent à dormir dans des grands gymnases. Sans savoir ce qu’il adviendra dans l’avenir. Et quand les paysans sont allés les voir pour savoir ce qu’il fallait faire avec les bêtes abandonnées dans cette zone contaminée, chacun a renvoyé la responsabilité à l’autre.
Les paysans ont donc pris eux-mêmes la décision de retourner tous les deux ou trois jours nourrir les animaux. Pour éviter qu’ils ne crèvent et créent des épidémies. Il fallait traire le lait inconsommable et le jeter ensuite. À même la terre, puisque son évacuation n’était évidemment pas prévue. « Aujourd’hui, tout est anéanti », reprend Shinpei Marakami. « On essaie d’inventer d’autres projets agricoles ailleurs. On est venu en France rencontrer d’autres citoyens, pour réfléchir à des fermes d’échange. Mais nous ne savons pas vraiment ce qu’il faut faire. À part abandonner le nucléaire. De ça, nous sommes absolument certains. » Les décideurs japonais ne semblent pas sur la même longueur d’onde. L’abandon du nucléaire n’est pas pour demain. Même si à Fukushima, la situation va de mal en pis. On vient en effet d’apprendre que les cuves en inox, dernier rempart entre les barres d’uranium en pleine fusion et l’extérieur sont
devenues de véritables passoires.
Nolwenn Weiler