L’indignation face à « l’affaire Cahuzac » est justifiée.
Elle ne représente pourtant que la face émergée d’un immense iceberg. Sa faute est individuelle, certes inexcusable. Elle témoigne d’une inconscience révélatrice à l’égard de la conception qu’un homme d’Etat devrait se faire de sa fonction. Mais cette faute procède d’une dérive collective des élites au pouvoir ; une dérive de longue durée.
Car de quoi Cahuzac est-il le symptôme ?
De l’indifférenciation entretenue entre les affaires de l’Etat, publiques s’il en est, et les affaires privées de l’industrie et de la haute finance. Cette collusion entre monde des affaires et direction de l’Etat et le positionnement interchangeable du personnel politique et des managers privés sont devenus affaire courante, que ce soit à droite ou à gauche depuis que cette dernière s’est convertie pour partie aux logiques néolibérales dominantes.
Le grand public n’en connaît que les exemples les plus frappants : Jean Peyrelevade passant de Matignon au Crédit Lyonnais, Jean-Charles Naouri des finances à Rothschild puis à Casino, Louis Gallois de Matignon à EADS, Loïck Le Floch-Prigent du ministère de l’Industrie à EDF, Louis Schweitzer de Matignon à Renault, etc. Tous firent des affaires en hommes d’affaires, avant, parfois, d’être missionnés par des gouvernements, et ce quelle que soit leur couleur politique, pour indiquer à l’Etat comment se mettre plus efficacement au service des entreprises. Combien d’autres membres de cabinets ministériels firent de même ? Ils sont légion. Certains développements récents ont laissé pantois. Un secrétaire général adjoint de l’Elysée qui devient président de Natixis. Le directeur de cabinet de la ministre de l’économie promu président de France Telecom. Entre autres.
On dira que ce type de collusion a toujours existé. C’est vrai. Mais deux éléments sont relativement nouveaux dans la situation actuelle. D’une part, la circulation entre haute fonction publique d’Etat et direction des entreprises du CAC 40 est plus rapide et systématique qu’elle ne le fût jamais et se trouve facilitée à mesure que Sciences Po, l’ENA et même Polytechnique, se transforment, elles aussi, sans cesse davantage, en business schools. C’est ainsi que les recettes et les modèles du privé, intériorisés très tôt par les futures noblesses d’Etat comme seules solutions « réalistes » et même pensables, leur font appréhender comme parfaitement « naturelles » ou « incontournables » les recettes de « gouvernance » ou de « management » qu’ont mises en place leurs prédécesseurs dans les cabinets ministériels antérieurs. De sorte, qu’au mieux ils les modifient de façon cosmétique, et que, communément, ils les reproduisent et les prolongent. D’autre part, la continuité des politiques développées par la gauche et la droite au pouvoir, favorisée par cette évolution de la haute administration, entérine, pour l’essentiel, le fonctionnement du capitalisme financier, et légitime ainsi certains modes de comportement personnel.
Quand rien n’est fait pour casser la cupidité des marchés financiers, quand l’activité économique des grandes entreprises n’a plus pour objet que de verser des dividendes toujours plus importants aux actionnaires, quand les rémunérations des grands patrons explosent, comment s’étonner que des individus, si haut placés soient-ils, ou parce qu’ils sont haut placés justement, ne se laissent pas eux aussi tenter ? Qu’a fait Jerôme Cahuzac ? Il était conseiller du ministre de la santé, il s’est reconverti dans l’entreprise privée (en chirurgie capillaire) et le conseil aux multinationales (pharmaceutiques).
On veut faire de lui un cas particulier. Il n’est que la manifestation la plus éclatante et la plus symbolique: un ministre chargé de lutter contre la fraude fiscale qui fraude –, de l’effacement progressif des frontières entre monde des affaires et haute fonction d’Etat. La fraude fiscale dont s’est rendu coupable Jérôme Cahuzac n’est que la manifestation de l’avidité érigée en système, son mensonge celle de la croyance en la toute-puissance du pouvoir. Il est dès lors trop simple d’accabler le seul Jérôme Cahuzac, malgré ses fautes, de tous les maux. Mieux vaudrait analyser quels processus sociaux et politiques ont favorisé un tel parcours.
Les mesures annoncées par le président de la République seront un emplâtre sur une jambe de bois.
D’abord, parce que l’une d’entre elles témoigne d’une méconnaissance de la Constitution, les juges étant seuls à même de décider de la durée des peines à l’issue d’un procès. Et ensuite, parce que, en cette affaire, l’indépendance de la justice n’est pas en cause, même si une refonte du Conseil supérieur de la magistrature s’avère nécessaire. Mais surtout ces mesures ne disent rien quant à la nécessité de transformer les représentations actuelles de la réussite sociale, ce qui suppose s’attaquer à la racine du mal, un système économique et social basé sur la recherche du profit maximum et qui produit des individus à son image.
Sandra Demarcq, Pierre Khalfa, Francis Parny, Willy Pelletier (Membres de la Fondation Copernic)