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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 08:40

 




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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 08:29

Par Michel Lequenne le Lundi, 23 Août 2010


 

 

À l'occasion du 70e anniversaire de son assassinat par un agent stalinien à Mexico le 21 août 1940, nous republions ci dessous un texte de Michel Lequenne présentant de manière synthétique l'oeuvre politique et théorique de Léon Trotsky. Cet hommage pour celui qui fut, et reste, une référence marxiste essentielle pour notre courant, la IVe internationale — dont il fut le fondateur en 1938 —, n'est nullement aveugle ou acritique. Le "culte de la personnalité" propre au stalinisme n'a rien à voir le marxisme révolutionnaire authentique. La nécessité de saluer les mérites et l'actualité de la vie et de l'oeuvre de Trotsky doit également s'accompagner d'un retour critique, notamment sur la question clé aujourd'hui de l'écologie, comme en témoigne le texte de Daniel Tanuro que nous publions également sur ce site. (LCR-Web)


Théoricien marxiste, président du soviet de Pétersbourg en 1905, numéro deux de la première révolution prolétarienne victorieuse, homme d’État du refus de la diplomatie secrète, créateur ex nihilo de la formidable Armée rouge, écrivain fulgurant (et premier critique littéraire marxiste digne de ce nom), puis à nouveau militant exilé faisant front presque seul à toutes les puissances du monde, à contre-courant de la période, Trotski, plus qu’aucun autre homme politique, a dressé sur le siècle une stature propre à cristalliser la ferveur et la haine.


La grandeur et le tragique de sa vie tentent maintenant le dramaturge qui y voit un « destin », surtout au-delà de ce « minuit dans le siècle », période de réaction bipolarisée par le fascisme et le stalinisme, qui faisait de Trotski le diable de la négativité absolue, celui que l’on ne jugeait plus sur ses actes et ses œuvres, mais sur ce qu’il symbolisait, ici le « bolchevik juif », là l’opposant, l’homme du refus.


Plus de trente ans après son assassinat, Trotski commence à se dégager des brumes blanches ou noires de la légende et à apparaître ce qu’il fut : un révolutionnaire complet, autant homme de pensée que d’action, qui, plus heureux que Marx et Engels, put vérifier dans la pratique l’exactitude de ses théories ; plus heureux que Lénine, ne subit de momification ni de son corps ni - pire - de son enseignement, et, au prix le plus lourd (les cadavres des siens, surtout de ses quatre enfants, jonchant le chemin d’une vie de lutte impitoyable, bouclée par le coup de piolet qui lui défonça le crâne), réalisa un type humain qui esquisse l’homme à venir.


Plus que l’énergie indomptable, la hauteur du caractère, les capacités de travail et la hardiesse de la pensée, ce qui a frappé en Trotski, c’est sa faculté de prévision qui a amené son principal biographe à le qualifier de « prophète ». Prophète, Trotski ne l’est que très rationnellement, en tant qu’il fut, après Marx et Engels, un des plus remarquables utilisateurs de leur méthode.

Mais que reste-t-il de son œuvre ?

 

Un demi-siècle durant, les novateurs politiques qui fleurissent chaque matin et se fanent à jamais le soir même se sont partagés entre ceux qui n’y voyaient que séquelles d’un marxisme dépassé (Octobre n’étant que l’achèvement de l’ère ouverte par 1848), un utopisme en somme, et ceux qui la réduisaient à une opposition conjoncturelle au stalinisme, qui devait disparaître avec celui-ci. Les lendemains de la « déstalinisation », les révolutions coloniales et la poussée des années soixante obligent à reconsidérer ces appréciations. La faillite du stalinisme (confirmée en Chine) voit la résurgence du trotskisme aussi bien en Europe que dans les pays sous-développés, et même dans les États du socialisme bureaucratique. Les organisations de la IVe Internationale dépassent de plus en plus le stade des groupes de propagande.

Peut-être faudra-t-il constater que Trotski et le trotskisme sont l’expression la plus jeune et la plus vivante du marxisme : celui de notre temps.


1. Trotski. La formation « classique » d’un social-démocrate russe


Lev Davidovitch Bronstein (qui devait devenir Trotski en 1902, par le hasard d’un faux passeport) est né le 26 octobre [7 nov.] 1879 à Ianovka, village perdu dans les steppes du gouvernement de Kherson, en Russie du Sud, au sein d’une famille juive de paysans moyens. Il connaît une enfance grise, sans grande tendresse, dans les années où s’élèvent les dernières flammes du terrorisme « populiste » de la Narodnaja Volja (la Volonté du peuple). À neuf ans, on l’envoie mener ses études à Odessa. Il se révèle immédiatement un élève brillant, mais auquel le sens de la fraternité, l’hypersensibilité à l’injustice, à l’hypocrisie, à la mesquinerie du chauvinisme et du racisme jouent des tours.


Les années quatre-vingt-dix sont celles où le marxisme se répand en Russie comme un feu de brousse. À dix-sept ans, l’adolescent va poursuivre ses études à Nikolaïev. Il ne tarde pas à les abandonner, renonçant à devenir un mathématicien. Populisme et marxisme se heurtent encore à égalité. Pas pour longtemps. Bronstein ne résiste un moment au courant des idées nouvelles que pour être emporté plus impétueusement par lui. Les grandes grèves de Pétersbourg en 1896 ont leur écho dans la lointaine province. Les étudiants « vont aux ouvriers » qui les reçoivent avec une soif de savoir plus grande que la science de leurs initiateurs, lesquels ne disposent d’abord que d’une seule copie manuscrite (fautive) du Manifeste communiste. Bronstein devient Lvov et participe à la création de l’Union ouvrière de la Russie méridionale, qui comptera plusieurs centaines de membres. Ce succès extraordinaire pour l’époque protège d’abord l’organisation de la police, laquelle ne peut croire que des gamins sont les véritables dirigeants de l’Union et les rédacteurs de feuilles si populaires dans les usines : elle cherche derrière eux, et ne procédera à des arrestations qu’en janvier 1898. Trop tard ! L’Union n’en est pas détruite pour autant.


C’est, pour le futur Trotski, le commencement de ses véritables universités révolutionnaires : deux ans dans les prisons de Nikolaïev, de Kherson, d’Odessa où il découvre A. Labriola et écrit son premier ouvrage sur la franc-maçonnerie (perdu, mais qui lui servira plus tard au combat contre elle, en particulier dans le mouvement ouvrier français) ; puis, la première déportation, intense foyer de culture théorique, où il rencontre des hommes comme Djerzinski et Ouritski, où il devient un critique littéraire réputé parmi les déportés, et découvre Lénine par son grand livre sur le développement du capitalisme en Russie, puis par le Que faire ? qui lui est une révélation. Il lui faut s’évader.


Par Vienne et Zurich, il atteint Londres, et Lénine, encore entouré des vétérans, Plekhanov, Vera Zassoulitch... et de ceux qui vont devenir les mencheviks. On est à la fin de 1902 ; le IIe congrès du Parti social-démocrate se prépare. Lénine est enthousiasmé par les talents de ce jeune Pero (la Plume) et l’impose à la rédaction de l’Iskra (L’Étincelle). Trotski fait là ses « études supérieures » de marxisme auprès de ces aînés qu’il admire. Mais le IIe congrès est celui de la scission entre bolcheviks (majoritaires) et mencheviks (minoritaires). Bien que politiquement plus proche de Lénine, Trotski, qui voit en lui le « scissionniste » et condamne son hypercentralisme (Nos tâches politiques), se range d’abord aux côtés des mencheviks.


Pour peu de temps. Dès septembre 1904, il rompt avec la minorité qui se refuse à rechercher la réunification. Pendant treize ans, Trotski va être un isolé, un hérétique, se dépensant avec acharnement pour l’impossible fusion des deux courants de la social-démocratie. Le coup de tonnerre du « Dimanche rouge » (9 (22) janv. 1905) le précipite - clandestinement - en Russie, dès février, alors que les autres leaders socialistes ne vont y arriver qu’en octobre. Cet avantage fait de lui le premier praticien des théories élaborées en exil. Cela transforme son rapport aux anciens avec qui il vient de rompre. Sa période d’« universités » est terminée. Ce jeune homme de vingt-six ans est maintenant un maître.


Le théoricien de la révolution permanente


Trotski se rend d’abord à Kiev, où ses feuilles d’agitation trouvent l’appui de l’ingénieur bolchevik Krassine qui dispose d’une imprimerie clandestine. C’est au long de 1905 que mûrit la théorie de la révolution permanente, aussi célèbre que méconnue.


Partant à la fois des conclusions théoriques tirées par Marx en 1850 des leçons de la révolution de 1848 (Adresse au comité central de la Ligue des communistes), et de l’analyse des forces sociales propres à la Russie que caractérisent à la fois le retard économique (développement inégal) et le court-circuitage de cette évolution par l’intervention du capital des pays étrangers les plus avancés (développement combiné), Trotski parvenait aux conclusions qui allaient se révéler la clef de la révolution russe avant de prendre valeur universelle. Cette conception est parfaitement résumée par ces lignes écrites pendant l’été 1905 : « La Russie se trouve devant une révolution bourgeoise démocratique. À la base de cette révolution, il y a le problème agraire. La classe ou le parti qui saura entraîner à sa suite les paysans contre le tsarisme et les propriétaires nobles s’emparera du pouvoir. Ni le libéralisme ni les intellectuels démocrates ne peuvent parvenir à ce résultat : leur époque historique est finie. Le prolétariat occupe déjà l’avant-scène révolutionnaire. C’est seulement la social-démocratie qui peut entraîner, par l’intermédiaire des ouvriers, la classe paysanne. Ceci ouvre, devant la social-démocratie russe, des perspectives de conquête du pouvoir qui anticipent celles des États d’Occident. La tâche directe de la social-démocratie sera de parachever la révolution démocratique. Mais le parti du prolétariat, quand il aura conquis le pouvoir, ne pourra se borner à un programme démocratique. Il sera forcé d’entrer dans la voie des mesures socialistes. Le trajet qu’il pourra faire dans cette voie dépendra non seulement des rapports internes de nos forces, mais aussi de toute la situation internationale. »


Une telle conception s’opposait à celle des mencheviks pour lesquels la révolution devait nécessairement passer par la démocratie bourgeoise, et qui, par conséquent, préconisaient une alliance du prolétariat et de la bourgeoisie libérale, ce qui les amenait, dans les faits, à abdiquer entre les mains de cette dernière la charge de direction de la révolution et devait les vouer, à terme, à la pure et simple capitulation. Elle s’opposait également à la conception de Lénine et des bolcheviks qui croiront jusqu’en 1917 à la possibilité d’une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » conduisant le développement capitaliste de la Russie à des « rythmes américains », et dont l’instabilité sociale par rapport à ses tâches doit trouver sa protection dans l’essor de la révolution socialiste en Occident. Ces trois conceptions, sous des déguisements divers, continuent à s’opposer de nos jours.


Mais, en 1905, elles ne sont antagoniques que pour les leaders les plus clairvoyants, et elles se trouvent mises au second plan par le premier élan de la révolution où le tsarisme et la haute finance font contre eux la quasi-unanimité de toutes les classes sociales. En octobre, les grèves multiples se transforment en grève générale. Trotski, venu à Pétersbourg au début de l’été, et qui a dû se cacher en Finlande, rentre dans la capitale impériale, lance la Russkaja Gazeta (Gazette russe) dont le tirage s’élève en quelques jours à 100 000 exemplaires, puis, avec les mencheviks, Nacalo (Le Commencement) dont le succès est foudroyant. Membre du premier soviet, Trotski s’y inscrit très vite comme son principal dirigeant (il est l’éditorialiste de son organe, les Izvestia) alors que son président est encore l’avocat libéral Georges Nossar-Khroustalev, auquel il succède quand celui-ci est arrêté le 26 novembre (9 déc.). Le 3 (16) décembre, c’est le soviet tout entier qui est arrêté, mais pendant tout le reste du mois la révolution jette encore de hautes flammes. Non seulement Trotski en apparaît comme le premier dirigeant, mais c’est sa ligne politique qui s’est imposée à toute la social-démocratie, aux bolcheviks comme aux mencheviks. Cela va changer après la défaite.


Le procès du soviet a lieu près d’un an plus tard et dure un mois. Trotski, avec quinze autres accusés, est condamné à la déportation perpétuelle. Le régime pénitentiaire est devenu plus dur. Il s’évade pendant le voyage vers la Sibérie. Le 2 (15) mars 1907, il est de retour à Pétersbourg et passe en Finlande où commence son second exil.


En avril 1906, avait eu lieu à Stockholm un congrès de réunification de la social-démocratie russe. En 1907, Trotski arrive à temps pour le congrès de Londres : la fusion « présentait déjà une profonde fissure. Le reflux de la révolution continuait. Les mencheviks se repentaient des folies commises en 1905. Les bolcheviks ne se repentaient de rien et persistaient à tendre vers une nouvelle révolution. » Lénine approuva les travaux que Trotski avait « faits en prison, mais [lui] reprocha de n’en avoir pas tiré les déductions indispensables au point de vue de l’organisation, c’est-à-dire de n’être pas encore venu du côté des bolcheviks » (Ma vie).


C’était en effet une erreur, que Trotski admit plus tard, mais une erreur peut-être nécessaire à la maturation de son apport théorique propre, pendant les dix ans qu’il passe pour l’essentiel à Vienne, publiant un journal intitulé la Pravda (1908).


La forme ultime de la théorie de la révolution permanente peut se résumer ainsi :

1. C’est à l’échelle du monde entier que dans les pays arriérés, les colonies, ou semi-colonies, la classe bourgeoise - y compris la petite-bourgeoisie - est incapable d’assurer les tâches des révolutions démocratiques bourgeoises. Dans tous ces pays, le rôle révolutionnaire de la paysannerie est primordial, mais cette classe est également organiquement incapable de conduire la révolution. Seul le prolétariat, même numériquement faible, organisé en parti de classe, peut fournir le programme et la direction de la révolution, et doit entraîner la paysannerie dans une lutte implacable contre l’influence de la bourgeoisie nationale.

2. De ce fait, la victoire de la révolution qui réalise les tâches démocratiques n’est concevable qu’au moyen de la dictature du prolétariat, et, en conséquence, cette révolution ne peut s’arrêter au stade démocratique et se transforme directement en révolution socialiste, devenant ainsi une révolution permanente.

3. La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Elle « commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale et s’achève sur l’arène mondiale [...] dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète ».

4. Il en résulte que « dans certaines circonstances, des pays arriérés peuvent arriver à la dictature du prolétariat plus rapidement que des pays avancés, mais ils parviendront au socialisme plus tard que ceux-ci » ; dernier aspect du caractère permanent de la révolution : elle continue au-delà même de l’instauration du pouvoir ouvrier.


La direction de la révolution d’Octobre


Au long des dix années, presque toutes de réaction politique, qui précèdent la révolution d’Octobre, les tendances russes apparaissent aux puissants partis sociaux-démocrates d’Occident comme autant de groupuscules, et leurs débats théoriques comme autant de querelles byzantines. La violence inconsidérée de ces polémiques - qui nourrira si tragiquement la période de réaction stalinienne - est la seule excuse à de tels jugements. Inversement, Lénine et Trotski purent, durant ces années, prendre la juste mesure des révolutionnaires en chambre et des socialistes ministrables que la Première Guerre mondiale allait jeter dans l’« union sacrée » avec leur propre bourgeoisie. Pour un Liebknecht et une Rosa Luxemburg, combien d’Adler et d’Hilferding, pour ne pas parler des Bernstein.


Les guerres (et les révolutions) sont la pierre de touche des hommes et des formations. Celle-là sépare au couteau le mouvement ouvrier organisé en deux camps : d’un côté les patriotes collaborateurs de classes, l’énorme majorité ; de l’autre, les internationalistes défaitistes, une infime minorité. Trotski comme Lénine étaient de cette minorité.


Après un court séjour en Suisse, Trotski s’était fixé à Paris, dès novembre 1914, où il publia Nase Slovo (Notre Parole), petit quotidien à éclipse qui joua un grand rôle dans le rassemblement des internationalistes socialistes de France, d’Italie, d’Allemagne et des Balkans. Lénine est en Suisse. Divisés encore sur des points secondaires à la conférence de Zimmerwald (sept. 1915), dont Trotski rédigea le manifeste, ils n’allaient plus cesser de se rapprocher.


Zimmerwald proclame la faillite de la IIe Internationale et jette les bases de la IIIe. Au redressement du mouvement ouvrier qui s’esquisse alors répond l’expulsion de Trotski par le gouvernement français. Aucun pays allié ou neutre ne lui accorde un visa. Il est jeté en Espagne où il erre avant de devoir partir pour New York (janv. 1917), où il rencontre Boukharine, expulsé de Scandinavie, et collabore au quotidien russe révolutionnaire Novyj Mir (Nouveau Monde). C’est là qu’en 1917 l’atteint l’écho du coup de tonnerre de la révolution de Février.


Retenu un mois dans un camp de concentration canadien, où il gagne à Liebknecht les prisonniers de guerre allemands, cette fois Trotski rejoint la Russie un mois après Lénine. Celui-ci est en lutte pour le redressement de son propre parti, dont la direction, assurée avant son retour par Kamenev et Staline, tendait à la conciliation avec les mencheviks, pour qui la chute de la monarchie constituait la fin de la révolution. Pour Trotski, comme pour Lénine qui vient de rédiger les fameuses « thèses d’avril », ce n’en est que le commencement. Aucun des problèmes qui ont causé l’explosion révolutionnaire n’est résolu ; le gouvernement Kerenski préparait même une nouvelle offensive alors que le premier mot d’ordre des masses était : la paix. L’histoire balayait les formules théoriques inadaptées et imposait la seule voie, la révolution permanente et son mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets. »


Comme dans la « répétition » de 1905, Trotski est porté, de meeting en meeting, à la tête du mouvement. Dans la brève période de réaction de juillet, il se retrouve en prison, tandis que Lénine, menacé de mort par la calomnie majeure d’être un « agent de l’Allemagne », doit se cacher en Finlande. Mais le courant de la révolution est loin d’être épuisé. En septembre, Trotski est libre et président du soviet de Petrograd. En août, son organisation des « internationalistes unifiés » a fusionné avec le parti bolchevik. C’est l’heure de prendre le pouvoir. Trotski est l’appui principal qui permet à Lénine, paralysé par la clandestinité, de vaincre les résistances sourdes ou ouvertes d’une partie de l’état-major bolchevik. Et c’est lui encore qui assure l’organisation et la direction suprême de l’insurrection du 25 octobre (7 nov.). Désormais, les deux noms de Lénine et Trotski sont liés par l’histoire comme ceux des deux titans de la révolution d’Octobre qui, sans eux (de leur avis même), n’eût probablement pas eu lieu.


La prise du pouvoir n’est qu’un moment - nodal, mais un moment - de la révolution. Les mois, les années qui suivent sont aussi torrentueuses que l’année 1917. Pendant trois mois, Trotski est commissaire du peuple aux Affaires étrangères, puis commissaire du peuple à la Guerre. Lénine étant au poste de pilotage général, Trotski occupe les fonctions immédiatement les plus importantes.


La première tâche est d’accorder la paix aux masses qui ont fait la révolution pour cela. Trotski invente à Brest-Litovsk une nouvelle diplomatie, de meeting de place publique. Alors que l’armée russe se démobilise toute seule et que les puissances de la Quadruple Alliance en conçoivent la possibilité de gigantesques annexions, il faut gagner du temps et faire la démonstration devant l’opinion ouvrière mondiale que la paix imposée au jeune État ouvrier n’a rien d’une capitulation lâche ou complice. Le Comité central bolchevik est divisé, une minorité préconise la guerre révolutionnaire ; Lénine, pratique, est partisan d’accepter le traité draconien ; Trotski fait l’accord provisoire sur une déclaration sans précédent de « ni paix ni guerre ». Mais, devant l’avancée allemande, et démonstration faite de la main forcée, la position de Lénine est acceptée, et la paix est signée le 3 mars 1918 : l’armée allemande occupait à ce moment la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, l’Ukraine et une partie de la Grande Russie.


Ce péril écarté, de nouveaux apparaissent à tous les bouts de l’immense empire russe en chaos : la guerre civile commence qui va durer quatre ans. De tous les exploits de Trotski, la création et la direction de l’Armée rouge paraissent les plus étonnants. Le pays est ravagé par la famine et son économie épuisée est désarticulée ; il n’a plus d’armée : il faut en sortir une du néant. Trotski n’a d’expérience militaire que livresque, mais il est surtout maître dans l’art de concentrer l’énergie et la révolution en sécrète à profusion. Dans son train blindé qui sillonne le pays réduit à un fragment de la Russie blanche, il transforme les bandes anarchiques de partisans en armée disciplinée, retourne contre la vieille société de meilleurs spécialistes militaires, flanqués de commissaires qui veillent, revolver au poing, à leur fidélité, fait des héros avec des déserteurs, invente sur le terrain une stratégie de la guerre révolutionnaire. En moins de quatre ans, dix armées sont battues au nord, au sud, à l’est, à l’ouest malgré les trahisons, les incapacités, le gâchis. Le sabotage de Staline détermine l’échec de la dernière campagne de libération de la Pologne. Presque tout l’empire des tsars a été regagné à la révolution, à l’exception de la Géorgie, de la Finlande, de la Pologne, des États baltes. Les puissances belligérantes épuisées, menacées elles-mêmes par la révolution, sont obligées de laisser l’État soviétique en paix.

Il est en ruine. Il s’agit de relever son économie. C’est la nouvelle tâche qui incombe à Trotski. Celle-là, qu’il entreprend magistralement (cf. Cours nouveau), il ne pourra pas la mener à son terme.


L’Opposition de gauche


La victoire du bolchevisme a été incomplète. La révolution ne s’est pas étendue à toute l’Europe comme l’attendaient Lénine et Trotski. La révolution soviétique reste isolée dans un pays, certes immense, mais où les ravages de la guerre civile se sont ajoutés à ceux de la guerre mondiale. Successivement, les révolutions allemande et hongroise ont été vaincues. Il faut que la jeune république des soviets survive en attendant le nouveau flux. Cependant, les marxistes savent qu’il n’y a pas de socialisme de la misère possible.

 

La disette crée l’inégalité. Le prolétariat est la classe sans culture, a fortiori en Russie où l’arriération culturelle est immense : celle-ci pèse de tout son poids sur le nouveau régime où « les héros sont fatigués », où d’innombrables militants d’élite sont morts et remplacés par des arrivistes et des ralliés de la dernière heure. Une bureaucratie, qui prend de profondes racines dans celle du régime précédent, se lève. Lénine, vigilant, entame son dernier combat contre elle, mais meurt sans avoir pu le mener à terme. Dès le début de 1923, la paralysie ne lui laissera que de brefs répits. Il a le temps de reconnaître l’homme dangereux : Staline, aventurier qui s’est élevé par et dans l’« appareil ». Ses dernières lettres seront pour rompre avec celui-ci et pour engager Trotski à la lutte pour l’élimination de Staline du poste de secrétaire général.


Le danger que représente Staline, Trotski le sous-estimera. Aurait-il pu l’abattre en suivant à la lettre les instructions de Lénine ? C’est là le type de question que l’histoire reprend toujours sans pouvoir trancher. Trotski (comme Nadejda Kroupskaïa, veuve de Lénine) pensait que les forces de réaction qui portaient Staline auraient de toute façon trouvé à s’incarner. Le pouvoir n’est pas un objet que l’on tient dans la main, explique Trotski, c’est l’expression d’un rapport de forces sociales. Or la révolution mondiale reflue. Après le nouvel échec en Allemagne - dont la responsabilité incombe au Komintern dirigé par Zinoviev - et l’avortement de la montée révolutionnaire en Angleterre, c’est le désastre en Chine sous la direction directe de Staline qui soumet le Parti communiste au Kouo-min-tang de Tchiang Kai-chek, en un véritable retour au pire menchevisme. En contrecoup, la République soviétique se replie sur elle-même et favorise la thèse de Staline de « socialisme dans un seul pays ». Trotski est écarté du pouvoir. Il a rassemblé une Opposition de gauche qui lutte à l’intérieur du parti pour la démocratie et l’industrialisation, et que Staline traque au nom de l’interdiction des fractions promulguée aux heures de la guerre civile. Staline, qui a couvert son action de l’autorité des « vieux bolcheviks » Zinoviev et Kamenev, écarte ensuite ceux-ci, qui s’allient alors à Trotski dans une Opposition unifiée. Mais encore une fois trop tard : le parti est déjà transformé, gonflé d’une mer d’adhérents obéissant à des cadres eux-mêmes sélectionnés sur leur docilité à l’appareil... dont Staline tient tous les fils par l’intermédiaire d’un noyau qu’il contrôle seul. L’Opposition, par crainte d’un affaiblissement du pays devant l’ennemi, qui refuse à en appeler au peuple. Cependant, Trotski reste le leader le plus populaire. Le tuer n’est pas encore possible. Staline obtient son exclusion du Parti communiste, le fait exiler à Alma-Ata, en Asie centrale, puis expulser en Turquie (févr. 1929).


Entre-temps, la politique d’appui sur les koulaks (paysans riches) ayant fait faillite, Staline en rejette la responsabilité sur son coéquipier Boukharine qu’il écarte à son tour du pouvoir, reprend à son compte le programme d’industrialisation de l’Opposition et s’engage dans son application brutale et à des rythmes démentiels. Ce tournant suffit pourtant à démanteler l’Opposition qui croit voir là sa propre victoire de facto. Sept ans plus tard, tous ses membres seront assassinés, quelques-uns après des procès truqués, la plupart dans l’ombre. Staline n’est pas encore le maître absolu, mais il n’a déjà plus de pairs dans l’exercice du pouvoir.


Le dernier exil et la IVe Internationale


Trotski voit s’ouvrir le troisième âge de sa vie. À nouveau, le voici exilé, et quasi seul, mais craint de tous les gouvernements dont aucun n’ose lui accorder un visa. Entre la Turquie, où il s’installe pour quatre ans en janvier 1929, et le Mexique, où il vivra trois ans et tombera en 1940, il connaîtra deux haltes précaires, en France de 1933 à 1935, en Norvège en 1935 et 1936. Ce sont des années noires, marquées par la grande crise économique, le chômage massif, la montée du fascisme. En U.R.S.S., les cours droitiers, suivis de cours ultragauches, ont leurs prolongements en politique extérieure, par le canal de la IIIe Internationale soumise, elle aussi, au joug bureaucratique. Son ultragauchisme fraye la voie à Hitler en désignant la social-démocratie comme l’ennemi principal ; la politique de « front populaire » qui lui succède favorisera la victoire de Franco en soumettant le prolétariat espagnol à sa bourgeoisie « démocratique » (politique mencheviste typique, terrorisme en plus). Quant à l’U.R.S.S., elle va s’enfoncer dans un cauchemar kafkaïen, surtout à partir de l’assassinat de Serge Kirov, dont Staline se débarrasse à l’heure où ses complices des premières heures, s’effrayant à la fois de ses erreurs et de ses méthodes, songent à le démettre.


Trostski, dans cette situation, ponctuée pour lui par les nouvelles des capitulations, par les déportations de ses partisans, puis, à partir de 1936, par les terribles procès de sorcières de Moscou, entreprend ce qu’il a jugé (à l’encontre de l’avis de son principal biographe, I. Deutscher) « le travail le plus important de [sa] vie, plus important que 1917, plus important que l’époque de la guerre civile, etc. » : « Munir d’une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la Deuxième et de la Troisième Internationale, c’est une tâche qui n’a pas, hormis moi, d’homme capable de la remplir [...]. Il me faut encore au moins quelque cinq ans de travail ininterrompu pour assurer la transmission de l’héritage » (Journal d’exil). Il ne lui en fut pas accordé une de plus. Mais en ses dernières années, quelle activité ! Ce sont celles de ses œuvres les plus fortes, des dizaines de volumes, des centaines d’articles couvrant tous les domaines de la pensée marxiste, enrichissant celle-ci de trois nouveaux apports essentiels : la théorie de l’État ouvrier dégénéré et du « stalinisme » (la seule qui ait résisté à la critique de l’histoire et qui est reprise par les plus avancés des historiens soviétiques modernes, comme R. Medvedev) en tant qu’excroissance bureaucratique s’élevant sur les fondements de l’économie collectiviste dans un État ouvrier isolé et arriéré, mais historiquement instable et qui ne pourra survivre au développement de la révolution ; la théorie du fascisme (qui s’est imposée à tous) en tant que solution politique bourgeoise ultime devant la révolution ; enfin la stratégie du « programme de transition », dont la mise au point fournit son texte fondamental au congrès de fondation de la IVe Internationale.


Mais la partie peut-être la plus grande de son temps, Trotski la consacra à rassembler patiemment les cadres humains de la nouvelle organisation révolutionnaire. Dans une période de réaction coupée seulement de la montée ouvrière de 1934-1937 en Europe occidentale, c’était une tâche de Sisyphe. Les groupes de l’Opposition de gauche internationale (jusqu’en 1934) puis, lorsque la victoire d’Hitler signa la faillite du Komintern, les comités « pour la IVe Internationale » (jusqu’à la proclamation de celle-ci en 1938) comptèrent rarement plus de quelques dizaines de membres, et sur les quelques milliers qu’ils rassemblèrent au total, à peine des centaines transmirent-ils l’enseignement, décimés qu’ils furent, et sélectionnés au cours des débats où Trotski rompait impitoyablement avec tous ceux qui cédaient aux tentations des « raccourcis » ou à l’impressionnisme, et tendaient à rejeter, avec le stalinisme, la défense de l’État ouvrier et la rigueur du bolchevisme. Mais Trotski connaissait trop l’atmosphère politique délétère des démocraties d’Occident pour céder à quelque complaisance que ce fût. Son aventure individuelle l’avait armé pour regarder en face avec sérénité les pires conjonctures : il voyait venir la guerre et regardait son au-delà qu’il savait avoir peu de chance de vivre, alors qu’autour de lui les hommes de main de Staline frappaient, là un de ses secrétaires (R. Klement), là un agent du Komintern qui le rejoignait (I. Reiss), puis son propre fils, L. Sedov. Quand le piolet de l’assassin guépéoutiste Ramon Mercader lui eut défoncé le crâne, il put encore confier ces mots : « Dites à nos amis : Je suis sûr de la victoire de la IVe Internationale. »


2. Le trotskisme. La IVe Internationale


En faisant assassiner Trotski, dans le même temps où les trotskistes d’Union soviétique, tous déportés, sont fusillés en masse dans les camps de concentration, Staline est-il parvenu à ses fins : écraser les derniers germes révolutionnaires susceptibles d’enrayer son emprise sur le mouvement ouvrier mondial ? Il pouvait le sembler à des observateurs superficiels. Les minuscules organisations de la IVe Internationale, déchirées par des scissions à la veille du second conflit mondial, vont être séparées par les murailles de feu de la guerre et subir la répression de tous les camps en présence : prison ou camp en tant que « communistes » dans les démocraties capitalistes (dirigeants du Socialist Workers Party aux États-Unis) et leurs colonies (Tha Thu-tau à Poulo-Condore), poteau d’exécution dans les pays dominés par le fascisme (Pouliopoulos en Grèce, Gueguen et Bourhis à Chateaubriant...), répression stalinienne qui s’exerce jusque dans les camps de concentration nazis ou les maquis (P. Tresso et ses compagnons en France).


Mais le travail acharné de clarification politique mené par Trotski n’a pas été vain. Dans ces conditions de répression jamais vues, les groupes trotskistes continuent ou se reconstituent, souvent avec de jeunes dirigeants, inconnus avant la guerre. Ainsi, en France, où La Vérité, organe du Parti ouvrier internationaliste, est le premier journal clandestin à paraître (à l’heure où L’Humanité sollicite sa parution légale auprès des autorités allemandes). Cela ne va pas sans quelques vacillations théoriques, mais, fait remarquable, elles sont toujours redressées. En Europe, un secrétariat européen se constitue dès 1942, dont deux des principaux dirigeants, Marcel Hic et Abram Léon, disparaîtront dans les camps de la mort. Hors du concert de la nouvelle union sacrée baptisée Résistance, les trotskistes luttent « pour que la défaite d’Hitler soit la victoire des travailleurs ». Se refusant à confondre le nazisme et le peuple allemand, ils sont les seuls à organiser des cellules communistes dans l’armée allemande. En France, les trois organisations trotskistes principales fusionnent au début de 1944 et forment le Parti communiste internationaliste.


Mais la fin de la Seconde Guerre mondiale n’est pas sa transformation en révolution. Le stalinisme semble même sortir renforcé du conflit, auréolé par la victoire militaire de l’U.R.S.S. Si les trotskistes constatent, dès 1946, qu’ils ont tenu bon et que la IVe Internationale existe réellement dans une trentaine de pays, ils ne sont toujours que des groupes, et à contre-courant. L’absence de décollage entraîne des séries de révisions. Le « schisme » yougoslave de 1948 puis la victoire de la révolution chinoise manifestent la fêlure du stalinisme ; cependant les scissions aboutissent, en 1952-1953, à une véritable explosion de la IVe Internationale dont les deux centres (Comité international et Secrétariat unifié de la IVe Internationale) sont d’une égale faiblesse.


Pourtant, l’année 1953 est précisément celle de la mort de Staline, bientôt suivie par la « déstalinisation ». 1956 voit successivement le XXe congrès du P.C. de l’U.R.S.S. avec le discours secret de Khrouchtchev qui confirme largement ce que les trotskistes disaient depuis trente ans, et la révolution hongroise, qui vérifie les pronostics de Trotski sur l’avenir de la bureaucratie. Les révolutions coloniales remettent aussi la révolution permanente à l’ordre du jour. Une lente remontée commence. Elle s’affirme en 1963 par une réunification mondiale de la IVe Internationale. Incomplète toutefois ; trois autres courants continuent à se réclamer du trotskisme : le courant latino-américain « posadiste » (du nom de son dirigeant Posadas) ; le courant anglo-français (« lambertiste-healyste », du nom de ses dirigeants P. Lambert et G. Healy) qui continue à se nommer Comité international ; enfin, à partir de 1965, le courant « pabliste » (animé par M. Raptis, dit Pablo) qui place l’épicentre de la révolution dans la révolution coloniale.


1968 marque un nouveau seuil pour le mouvement trotskiste. Bien qu’en France comme ailleurs les événements de 1968 mettent surtout en avant le spontanéisme et les mouvements maoïstes, il ne peut échapper que le Mai français est relié politiquement à la lutte étudiante contre la guerre du Vietnam, où la J.C.R. (Jeunesse communiste révolutionnaire) dirigée par des trotskistes a joué un rôle moteur, et que Mai a été précédé à Berlin et à Bruxelles de manifestations qui préparaient leurs participants mieux que quiconque à l’explosion étudiante.


Cinq ans après, non seulement la nouvelle section française de la IVe Internationale, la Ligue communiste, issue de Mai 68, est devenue la plus importante, par le nombre et l’influence, de toutes les organisations nées alors, mais encore ce phénomène se reproduit dans le monde entier : dans presque tous les pays d’Europe occidentale, en Amérique latine, où les organisations trotskistes tendent à prendre la place laissée libre par le retrait des forces procastristes désarmées par l’alignement de Cuba sur l’U.R.S.S., ailleurs encore, au Japon par exemple, avec le recul du maoïsme consécutif au tournant à droite qui a suivi en Chine la révolution culturelle et la liquidation de Lin Piao.


Enfin, les organisations qui disputent son titre à la IVe Internationale se sont réduites : le « posadisme » ne joue plus aucun rôle sensible ; le courant « marxiste révolutionnaire » (dit pabliste ; en France, Alliance marxiste révolutionnaire) a abandonné toute référence à la IVe Internationale et subordonne la formation d’une internationale révolutionnaire au regroupement des partisans de l’autogestion socialiste ; enfin, le Comité international a éclaté en autant de tronçons que de sections nationales le constituant (Organisation communiste internationale en France, Socialist Labour League en Grande-Bretagne, etc.). En France, « Lutte ouvrière », groupe non affilié à la IVe Internationale et d’importance comparable à la Ligue communiste, est en pourparlers d’unification avec celle-ci. Il devient donc difficile de parler aujourd’hui d’un pluralisme des trotskismes.


Le devenir du trotskisme théorique


Toutes les révolutions victorieuses depuis celle d’Octobre 1917 ont vaincu en appliquant, en pratique, les principes de la révolution permanente : la révolution yougoslave, où l’unité nationale dans l’alliance ouvrière et paysanne fut soudée par les « brigades prolétariennes de choc » constituées d’ouvriers communistes (et dont Staline exigeait la dissolution... sans l’obtenir) ; en Chine, où jusqu’à la victoire Mao Tsö-tong a conçu « son bloc des quatre classes » comme ne pouvant exister que sous la direction prolétarienne représentée par un parti communiste dont le noyau était ouvrier et intellectuel et l’idéologie marxiste et léniniste ; à Cuba, où le processus de glissement ininterrompu de la révolution démocratique à la dictature du prolétariat est patent ; au Vietnam enfin, où des solutions socialistes sont adoptées en même temps que les « démocratiques bourgeoises », telle la réforme agraire, dans le plein feu de la guerre civile. Inversement, les échecs des révolutions sont des confirmations négatives (Égypte, Algérie, etc.) : là, pas d’avant-garde marxiste prolétarienne, mais des directions petites-bourgeoises à la tête de fronts « interclassistes ».


Au niveau de la prise de conscience, après la dissipation des illusions « tiers-mondialistes », le degré le plus haut a été atteint par les dirigeants de la révolution cubaine. Le Deuxième Discours de la Havane de Fidel Castro fixait une perspective de révolution permanente à la révolution latino-américaine. Quand Castro renonça à cette stratégie sous la pression de Moscou, Ernesto « Che » Guevara la reprit à son compte, et son dernier message à la Tricontinentale est du trotskisme le plus pur. C’est pourquoi la IVe Internationale actuelle ne se considère elle-même que comme un moment du renouveau révolutionnaire, qu’elle identifie au retour théorique et pratique à Lénine et Trotski.


Article paru dans Encyclopædia Universalis 8, édition 2002.


Bibliographie


L. TROTSKI, Œuvres complètes, 12 vol. parus, Moscou, 1923-1927 ; et, en français, notamment : Nos tâches politiques (1904), Paris, 1970 ; 1905 (1909), trad. M. Parijanine, Paris, 1923, rééd. augm. de Bilans et perspectives, trad. G. Bloch, Paris, 1969 ; Écrits militaires, t. I : Comment la révolution s’est armée (1922), trad. G. Belet, M. Bokanovski, C. Buhrer-Levenson et al., introd. P. Naville, Paris, 1968 ; Le Mouvement communiste en France (1919-1939), éd. P. Broué, Paris, 1967 ; Terrorisme et communisme (1920), Paris, 1920, rééd. prés. A. Rosmer, Paris, 1963 ; Entre l’impérialisme et la révolution (1922), introd. N. Weinstock, Bruxelles, 1970 ; De la révolution (Cours nouveau, 1923 ; La Révolution défigurée, 1927-1929 ; La Révolution permanente, 1928-1931 ; La Révolution trahie, 1936), introd. A. Rosmer, Paris, 1963 ; Littérature et révolution (1924), trad. P. Frank et C. Ligny, préf. M. Nadeau, U.G.E., Paris, 1974 ; Lénine (1924), Paris, 1925, rééd. prés. M. Bonnet., postf. A. Breton, Paris, 1970 ; Europe et Amérique (1924-1926), Paris, 1926, réimpr. augm. d’Où va l’Angleterre (1926), préf. P. Naville, Paris, 1971 ; Écrits 1920-1940, 3 vol. parus, Paris, 1955-1959 ; Ma vie (1929), trad. M. Parijanine, 3 vol., Paris, 1930, rééd. 1 vol., introd. A. Rosmer, 1966 ; L’Internationale communiste après Lénine (1929), Paris, 1930, rééd. 2 vol., préf. P. Frank, Paris, 1969 ; Histoire de la révolution russe (1931-1933), trad. M. Parijanine, rééd. rev. et corr., 2 vol., Paris, 1950 ; Journal d’exil (1935), trad. G. Aucouturier, préf. A. Rosmer, Paris, 1960 ; Les Crimes de Staline (1937), Paris, 1937, rééd. 2 vol., Paris, 1973 ; Leur morale et la nôtre (1938), Paris, 1939, rééd. Paris, 1966 ; L’Agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale. Programme de transition (1938), préf. P. Frank, Paris, 1968 ; Sur la Deuxième Guerre mondiale (1938-1940), préf. D. Guérin, Bruxelles, 1970 ; Staline (1940), trad. J. Van Heijenoort, U.G.E., 1948, réimpr. 1979 ; Défense du marxisme (1937-1940), Paris, 1972.


Sur Trotski


D. AVENAS, Économie et politique dans la pensée de Trotsky, Maspero, Paris, 1970. I. DEUTSCHER, Trotsky. Le Prophète armé ; Le Prophète désarmé ; Le Prophète hors-la-loi (The Prophet Armed : Trotsky 1879-1921, 1954 ; The Prophet Unarmed : Trotsky 1921-1929, 1959 ; The Prophet Outcast : Trotsky 1929-1940, 1963), trad. P. Péju, E. Bolo & J. Clerc, 3 vol., Paris, 1962-1965. Mémoires d’un bolchevik léniniste (ouvrage du samizdat), Paris, 1970. P. NAVILLE, Trotski vivant, Laffont, Paris, nouv. éd. 1979.J. REED, Dix Jours qui ébranlèrent le monde (Ten Days That Shook the World, 1920), trad. V. Pozner, Éd. soc., Paris, réimpr. 1982. V. SERGE, Vie et mort de Trotsky, Maspero, 1947, nouv. éd. 1973.


Le trotskisme

P. FRANK, La Quatrième Internationale, Paris, 1969. Quatrième Internationale, organe du Comité exécutif de la IVe Int., depuis 1942.

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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 08:27

 


sur la réforme agraire

Sur le financement de la campagne électorale

Pour la diversité populaire

Você tem opção Plínio Presidente


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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 08:25

Cleveland contre wall street

un film sur le procès qu'a refusé la justice américaine

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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 08:24


Communiqué de presse de la Confédération Paysanne - 23 août 2010

 

En déplaçant deux Ministres sur la station de recherche de Colmar, le gouvernement démontre à nouveau que le développement des OGM en France est pour lui un objectif politique et non une question scientifique pour résoudre le problème du court-noué, maladie de la vigne. Le gouvernement est prêt pour cela à faire prendre aux vignerons français les risques d'une nouvelle crise commerciale résultant de l'introduction des OGM dans le vin, ainsi que d'une crise sanitaire pouvant résulter de la dissémination par les insectes de produits du transgène installé en milieu ouvert à Colmar.
L'autorisation donnée à cet essai au mois de mai dernier a été la première rupture du moratoire politique sur les cultures OGM instauré en 2008 [1]. La récente autorisation, en plein repos estival, de commercialisation de semences, et donc de culture, de deux variétés de maïs transgénique T25 du groupe Maïsadour confirme que le gouvernement essaye bien de siffler la fin de la résistance aux OGM.
La Confédération Paysanne demande pourquoi l'INRA ne communique que sur les recherches OGM alors qu'un de ses chercheurs de Montpellier a mis au point par des croisements traditionnels un porte-greffe non OGM résistant au court-noué qui sera très prochainement commercialisé.
Les déclarations répétées de l'INRA sur la nécessité de "développer des produits (transgéniques) « alternatifs » à ceux des grandes firmes" et celles de Ministres sur la possibilité d'autoriser les vignes transgéniques et d'envisager leur commercialisation ne cachent plus leurs intentions de passage en force. Les mots utilisés tels « alternatif » tout comme la méthode de « concertation » au sein du « comité local de suivi » de l’essai, qui n’a pas de rôle décisionnel, sont des outils de communication destinés à dissimuler ce passage en force.
On peut aussi s'interroger sur "l'indépendance française" face à ces grandes firmes, quand on sait que la technologie développée par l'INRA de Colmar est déjà protégée par deux brevets de la multinationale Monsanto et un autre de l'Université de Cornell, et que Monsanto a fait savoir depuis bientôt dix ans qu'il exigerait des droits de licence en cas de commercialisation des porte-greffe transgéniques de l'INRA .
L'agriculture n’a pas besoin des OGM ; la recherche doit travailler sur de réelles alternatives agronomiques adaptées aux besoins des paysans et aux attentes sociétales.
La Confédération Paysanne continuera de s'opposer à toute réintroduction de cultures et aux essais OGM en milieu ouvert en France.

[1] pour suspendre en France l'autorisation du MON 810.
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24 août 2010 2 24 /08 /août /2010 08:22
par Gérard Filoche

Daniel Cohn-Bendit ironise sur la différence entre 60 et 62 ans au travail. Il n’a jamais vu un ouvrier carreleur à genoux, ni une femme de service poussant son chariot, ni une serveuse et ses phlébites à répétition, il n’a pas idée d’une rentrée des classes pour un instituteur de 62 ans, ni comment vivrait chaque jour une infirmière qui court dans les couloirs de l’hôpital dans sa 63 ° année.

DCB dit que c’est une question de « marqueur » pour ceux qui veulent se distinguer sur les estrades entre Corinne Lepage et Jean Vincent Placé.

Ce n’est pas lui qui travaille de nuit, ni “posté” en trois-huit. Il ne pense ni aux chauffeurs, ni aux nettoyeurs, ni aux ouvriers agricoles, ni à ces 12 millions de salariés qui gagnent moins de 1450 euros par mois en souffrant au travail et qui comptent sur leur droit à la retraite.


DCB est aussi favorable à un Smic-jeune, à la privatisation de la Poste, et pour le travail du dimanche : chacun de ces sujets n’est sûrement pas un “marqueur” entre “réformistes” ou “révolutionnaires”, entre socialistes et “anticapitalistes” mais c’en est un entre une société de justice sociale et une société d’exploitation sans vergogne. DCB n’a pas idée de l’importance des plus belles années de la retraite entre 60 et 65 ans après 40 ans de labeur. Ceux qui ont souffert au travail savent le bonheur de ces quelques années de repos en bonne santé.


Daniel Cohn-Bendit fait joujou entre “révolutionnaire” et “réactionnaire” au détriment du droit à la retraite, comme si cela n’avait pas un sens pour des millions de salariés souvent épuisés, inaptes, malades ou licenciés vers 55 ans.


Et les jeunes qui n’ont pas de boulot savent aussi ce que c’est que d’en attendre pendant 2 ou 3 ans de trop entre 25 et 29 ans… Ce qui serait pire en allongeant la durée du travail jusqu’à 62 ans, âge légal et surtout 67 ans, âge de la retraite à taux plein.


DCB ne sait-il pas qu’en Allemagne aujourd’hui il faut 35 annuités pour prendre sa retraite… Ce serait un bon “marqueur” que de dire cette vérité-là, plutôt que de contribuer à ouvrir, à la veille de la grande démonstration unitaire de toute la gauche et de tous les syndicats, le 7 septembre, un champ d’incertitude entre la retraite à 60 ans, un acquis social vital, et la retraite à 62 ans avec 42 annuités telle que Sarkozy veut l’imposer pour le compte de ses amis de la finance.


DCB nous dira sans doute que ce n’est pas non plus un “marqueur” d’exiger une retraite à taux plein à 60 ans, 75 % de reversement, calculée sur 10 ans ou sur les 6 derniers mois, indexée sur les salaires, sans retraite inférieure au Smic.

 

Pour lui, ce sont des détails et sous prétexte de ne pas être “anticapitaliste”, ce sont des détails qu’il faut laisser de côté pour gagner des électeurs du Modem, c’est-à-dire vers la droite : mais ce serait ainsi que la gauche perdrait des millions d’électeurs de gauche qui ne votent plus, hélas, parce qu’on ne s’intéresse plus à ces “détails”, 35 h, 60 ans, ou 1600 euros, qui pour eux sont essentiels.

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23 août 2010 1 23 /08 /août /2010 13:19

Sans-Culottes.jpg

 

Du temps de la grande Révolution française, l'Assemblée constituante, dont l'épine dorsale se composait de l'élite du Tiers-État, concentrait en ses mains le pouvoir sans supprimer, pourtant, en totalité, les prérogatives du roi. La période de l'Assemblée constituante est celle d'une critique dualité de pouvoirs qui s'achève par la fuite du roi jusqu'à Varennes et n'est formellement liquidée qu'avec la proclamation de la République.


La première Constitution française (1791), construite sur la fiction de l'absolue indépendance des pouvoirs législatifs et exécutifs vis-à-vis l'un de l'autre, dissimulait en fait, ou essayait de cacher au peuple une réelle dualité de pouvoirs : celui de la bourgeoisie, définitivement retranchée dans l'Assemblée nationale après la prise de la Bastille par le peuple, et celui de la vieille monarchie, encore étayée par la haute noblesse, le clergé, la bureaucratie et la caste militaire, sans parler d'espérances fondées sur une intervention étrangère.

 

Dans les contradictions de ce régime se préparait son inévitable effondrement. Il n'y avait d'issue possible que dans l'anéantissement de la représentation bourgeoise par les forces de la réaction européenne, ou bien dans la guillotine pour le roi et la monarchie. Paris et Coblence devaient se mesurer.


Mais, avant encore qu'on en soit arrivé à la guerre et à la guillotine, entre en scène la Commune de Paris, qui s'appuie sur les couches inférieures du Tiers-État de la capitale, et qui, de plus en plus crânement, dispute le pouvoir aux représentants officiels de la nation bourgeoise. Une nouvelle dualité de pouvoirs s'institue, dont nous relevons les premières manifestations dès 1790, lorsque la bourgeoisie, grande et moyenne, est encore solidement installée dans l'administration et les municipalités.

 

Quel frappant tableau - et odieusement calomnié - des efforts des couches plébéiennes pour monter d'en bas, des sous-sols sociaux et des catacombes, et pénétrer dans l'arène interdite où des gens, portant perruque et culotte, réglaient les destinées de la nation. Il semblait que les fondations mêmes, foulées par la bourgeoisie cultivée, se ranimassent et se missent en mouvement, que, de la masse compacte, surgissaient des têtes humaines, se tendaient des mains calleuses, retentissaient des voix rauques, mais viriles (sic du blog).

 

Sans-culotte.jpg

 

Les districts de Paris, citadelles de la révolution, vécurent de leur propre vie. Ils furent reconnus - il était impossible de ne pas les reconnaître! - et se transformèrent en sections. Mais ils brisaient invariablement les cloisons de la légalité, et recueillaient un afflux de sang frais venu d'en bas, ouvrant, malgré la loi, leurs rangs aux parias, aux pauvres, aux sans-culotte. En même temps les municipalités rurales deviennent l'abri de l'insurrection paysanne contre la légalité bourgeoise qui protège la propriété féodale. Ainsi, sous une deuxième nation s'en lève une troisième.


Les sections parisiennes se dressèrent d'abord en opposition contre la Commune dont disposait encore l'honorable bourgeoisie. Par l'audacieux élan du 10 août 1792, les sections s'emparèrent de la Commune. Désormais, la Commune révolutionnaire s'opposa à l'Assemblée législative, puis à la Convention, lesquelles, toutes deux, retardaient sur la marche et les tâches de la révolution, enregistraient les événements mais ne les produisaient pas, car elles ne disposaient point de l'énergie, de la vaillance et de l'unanimité de cette nouvelle classe qui avait eu le temps de surgir du fond des districts parisiens et avait trouvé un appui dans les villages les plus arriérés.

 

De même que les sections s'étaient emparées de la Commune, celle-ci, par une nouvelle insurrection, mit la main sur la Convention. Chacune de ces étapes était caractérisée par une dualité de pouvoirs nettement dessinée dont les deux ailes s'efforçaient d'établir une autorité unique et forte, la droite par la défensive, la gauche par l'offensive.


Un besoin de dictature si caractéristique pour les révolutions comme pour les contre-révolutions procède des intolérables contradictions d'un double pouvoir. Le passage d'une de ces formes à l'autre s'accomplit par la voie de la guerre civile.

 

Les grandes étapes de la révolution, c'est-à-dire le transfert du pouvoir à de nouvelles classes ou couches sociales, ne coïncident d'ailleurs pas du tout avec les cycles des institutions parlementaires qui font suite à la dynamique de la révolution comme son ombre attardée.

 

En fin de compte, la dictature révolutionnaire des sans-culottes fusionne, il est vrai, avec celle de la Convention, mais de quelle Convention ? - d'une assemblée débarrassée, par la terreur, des Girondins qui, la veille, y prédominaient encore, diminuée, adaptée à la prépondérance d'une nouvelle force sociale.

 

Ainsi, par les degrés d'un double pouvoir, la Révolution française, durant quatre années, s'élève à son point culminant. A partir du 9 thermidor, de nouveau par les degrés d'un double pouvoir, elle commence à descendre. Et, encore une fois, la guerre civile précède chaque retombée, de même qu'elle avait accompagné chaque montée. De cette façon, la société nouvelle cherche un nouvel équilibre de forces.

 

 

Pour approfondir cette époque

Bourgeois et bras-nus

 Bourgeois et bras nus, par Alternative Libertaire ( lien)

 

 

 

Le présent livre, dont la première édition remonte à 1973, est - selon la formule retenue par son auteur - « un condensé sans polémique » de l’imposant ouvrage en deux volumes publié en 1946 sous le titre : La Lutte de classes sous la Première République [1]. Craignant que celui-ci ne soit lisible que par un public auquel « les événements essentiels de la Révolution, leur ordre chronologique sont déjà familiers », il donne avec ce condensé un outil plus maniable, plus accessible aux lecteurs curieux de découvrir la grande Révolution, sous l’angle particulier de l’antagonisme des classes entre la bourgeoisie révolutionnaire et les « bras nus [2] ».


Il m’a paru nécessaire d’évoquer les réactions polémiques suscitées par ses interprétations, telles que Guérin lui-même les rapporte, afin de faire mesurer au lecteur d’aujourd’hui les enjeux idéologiques qui font de ce travail un point de référence obligée de l’historiographie révolutionnaire, même si ses adversaires l’ont souvent traité par le silence, dont chacun sait qu’il constitue à la fois la sanction la plus économique et la plus efficace.


« Je n’ai pas jugé indispensable, écrit Guérin, de répéter ce que des centaines d’historiens ont déjà écrit avant moi sur le premier processus, sur la lutte entre l’ancien régime et la bourgeoisie. Ce que j’ai laissé de côté, ils l’ont crié, depuis cent cinquante ans, sur les toits. Et ce que j’ai essayé de tirer de l’ombre, ils ont jeté dessus, depuis cent cinquante ans, leur manteau [3]. »

 

Ce que La Lutte de classes sous la Première République dévoile, dans sa version condensée comme dans la précédente, c’est l’émergence d’une révolution prolétarienne au sein de la révolution bourgeoise, et en opposition avec elle. Cette interprétation, si elle s’accorde aux remarques de Marx désignant les enragés Leclerc et Roux comme « principaux représentants du mouvement révolutionnaire », vient contrarier, en URSS d’abord, puis par rebond chez les historiens philo-soviétiques français, une tradition robespierriste très forte, figée par l’usage publicitaire et justificatif qu’en ont fait les bolcheviks. (Bon, là avec les anars, on va encore se peigner! La bochévisation du PCF, c'est surtout sa stalinisation 1925/1930. Quant au culte de Robespierre, cela va avec le ralliement à la Nation et au drapeau tricolore 1936 1944 etc... le Blog)

 

En résumé : les bolcheviks sont les nouveaux Jacobins, et représentent, comme leur modèle, la seule avant-garde révolutionnaire, en lutte à la fois contre l’aristocratie et les déviations gauchistes des Enragés, lesquels ne pouvaient représenter un prolétariat encore inexistant !

 

Plus d’un historien soviétique sera envoyé méditer dans un camp de travail sur le caractère obligatoire de ce schéma. S’en écarter ne présente certes pas les même risques en France. Néanmoins, l’entreprise y choque non seulement les tenants de l’histoire et de la philosophie bourgeoise, mais les philo-staliniens, qui s’étaient abstenus et s’abstiendront par la suite de traduire des travaux soviétiques pionniers, beaucoup plus favorables aux Enragés que les leurs [4].

 

Le fait que Daniel Guérin, militant de longue date, d’abord proche du trotskisme avant de rejoindre l’anarchisme, et de créer, au début des années 70, un Mouvement communiste libertaire (MCL), ait été historien par passion révolutionnaire, sans diplôme ad hoc, ajoute à la méfiance agressive des universitaires.


Ainsi Guérin a-t-il l’honneur d’être la cible des philosophes Merleau-Ponty (Les aventures de la dialectique, 1955), sur les critiques duquel je ne m’appesantirai pas, et Jean-Paul Sartre. Ce dernier ne ménage pas ses louanges à l’ouvrage de Guérin, « discutable mais passionnant et riche de vues nouvelles [5].


Mais il reproche à l’auteur l’une de ses thèses, que l’on trouvera développée dès le premier chapitre du présent livre, selon laquelle la Gironde souhaitait, en déclarant la guerre à l’Autriche en 1792, porter un coup mortel à la puissance commerciale de l’Angleterre par l’occupation de la Belgique (possession autrichienne) et de la Hollande. C’est, aux yeux de Sartre, l’exemple d’une volonté fautive des historiens marxistes de « forcer l’histoire ». Guérin n’a-t-il pas perdu le réel « à totaliser trop vite et à transformer sans preuves la signification en intention, le résultat en objectif réellement visé [6]. » ?

 

Reconnaissant qu’il n’existe « aucune “preuve” formelle », celui-ci étaye son hypothèse d’une analyse de la longue rivalité conflictuelle qui opposa, durant le XVIII e siècle, la France et l’Angleterre. Selon Guérin, Sartre a surtout voulu répliquer à travers lui aux contempteurs marxistes de l’idéalisme existentialiste. Au moins le philosophe aura-t-il reconnu au passage les mérites d’« un des meilleurs écrivains marxistes ».


Plus ambiguë est l’attitude d’un Soboul, auteur d’une thèse d’histoire sur Les sans-culottes de l’an II (1958) ; ses travaux, dont l’intérêt est incontestable, sont aujourd’hui considérés comme des classiques. Guérin lui reproche, ainsi qu’à Richard Cobb, auteur d’une autre thèse, consacrée aux armées révolutionnaires [7], de n’avoir pas reconnu ou d’avoir reconnu « à travers des silences et des chicanes, ce qu’ils doivent à un devancier. Ils abondent dans son sens, tout en s’efforçant de voiler cette paternité, soit qu’ils la jugent compromettante aux yeux d’un jury universitaire, soit qu’ils préfèrent s’appuyer sur des archives plutôt que sur un ouvrage dit, péjorativement, de seconde main, soit qu’ils aient le souci de sauvegarder l’originalité de leur contribution personnelle [8]. »


Guérin montre bien que ses contempteurs (Soboul, Mazauric, Cobb), tout en le raillant, sont contraints - au prix de multiples contradictions - de reconnaître de facto la validité de l’essentiel de son interprétation. N’a-t-il pas devancé les critiques d’un Soboul sur l’origine sociale des sans-culottes, en soulignant lui-même l’anachronisme du qualificatif de « prolétarienne » accolée à la révolution populaire ? Mais, objecte-t-il, le langage n’en fournit pas d’autre.


En 1989 encore, on peut lire dans l’aperçu historiographique qui ouvre le Dictionnaire historique de la Révolution française publié à l’occasion du bicentenaire, et élaboré (avant son décès en 1982) sous la direction d’Albert Soboul, ces lignes peu amènes : « Guérin [mort l’année précédente] [...] fit quelque bruit en affirmant que, de 1792 à 1799, une “lutte des classes” avait opposé les prolétaires qu’il appelait “bras nus” à des bourgeois [...]. Soboul [...] montra qu’il ne pouvait exister à ce moment-là de “classes” - au sens marxiste - et non plus de “lutte des classes” tant que le machinisme et la concentration capitaliste n’avaient pas transformé, avec les conditions de l’économie, la mentalité des exploités et le sens de leur combat contre les exploiteurs [9]. »

 

La même année, Claude Mazauric, disciple de Soboul et collaborateur du dictionnaire, nuance cette rigidité et affirme qu’elle valut à son aîné de subir les critiques des « marxistes orthodoxes de l’époque, au premier rang desquels on trouvait [François Furet et Annie Kriegel, qui] l’ont accusé de “sociologisme”, crime majeur puisque cela revenait dans leur esprit à nier la lutte des classes ! Contraint de faire son autocritique, Soboul souligna (tout en répétant sa thèse) que l’originalité de la période révolutionnaire tient précisément à ce qu’elle est cette phase de transition entre une société qui n’est pas encore le capitalisme industriel mais plus tout à fait le féodalisme. Ce qui expliquerait l’émergence à ce moment d’une “classe” qui n’en est pas tout à fait une, mais un mixte où voisinent contradictoirement salariés et patrons : la “sans culotterie” [10] ».

 

On voit que cette « presque classe » a bien pu inaugurer, hors des schémas, une « presque lutte de classes »...

En fait, ni sur la composition sociale de la sans-culotterie ni sur la conscience de classe de ses militants ; ni sur le phénomène de bureaucratisation naissante ni sur les pratiques de démocratie directe, les recherches postérieures n’ont rendu caduque l’œuvre d’historien de Daniel Guérin. Au contraire, on peut considérer que, pour l’essentiel, les travaux de ses successeurs, Soboul en tête, ont donné de la chair à ses propres hypothèses, à partir de documents d’archives que lui-même n’avait pas consultés. Il ne s’ensuit pas, bien sûr, que ce travail puisse échapper à la critique, non pas tant d’ailleurs du point de vue de l’analyse historique, que quant aux conclusions théoriques qu’en tire l’auteur.

Examinons d’abord rapidement quelques détails. Désigner Jacques Roux, comme « le chef des Enragés [11] » est impropre.

 

Le fameux « curé rouge » a pour lui d’être un homme mûr, tandis que la plupart des enragé[e]s sont plus jeunes, et d’être bien implanté dans sa section populaire des Gravilliers. Mais ils n’est pas le seul dans ce cas ; Varlet, par exemple, ne manque pas d’appuis dans la section des Droits-de-l’homme, à quelques pas de là. Et surtout, si le prestige de Roux est incontestable, rien ne vient attester d’un rôle dirigeant dans un courant dont les relations des personnalités principales entre elles demanderaient à être mieux connues.


Ailleurs [12], Guérin dit de la Société des citoyennes républicaines révolutionnaires (désignée au chapitre I sous le titre « Société des Femmes révolutionnaires »), qu’elle fut « en quelque sorte la section féminine du mouvement des enragés. ». Dominique Godineau a corrigé ces simplifications, en montrant que la lutte entre modérées et enragées fut vive au sein du groupe de femmes [13].


La question de l’exercice de la terreur est, avec celle de la démocratie directe inaugurée par les sans-culottes, au centre du travail de Guérin. « La grande leçon de 93, écrit-il, ce n’est pas seulement que la démocratie directe est viable, c’est aussi que l’avant-garde d’une société, lorsqu’elle est encore en minorité par rapport à la masse du pays qu’elle entraîne, ne peut éviter, dans cette bataille de vie ou de mort qu’est une révolution, d’imposer sa volonté à la majorité, d’abord et de préférence, par la persuasion, et, si la persuasion échoue, par la contrainte [14]. »


Les débats sur les massacres commis durant les guerres de Vendée, qui ont resurgi en 1989, lors de la célébration du bicentenaire, tout comme ceux qu’entraînent l’effondrement du bloc de l’Est et l’ouverture de ses archives, montrent que l’enjeu de ces questions est non seulement historique, mais d’une persistante actualité politique et théorique.


Tout aussi actuelle, la préoccupation de Guérin, qu’il expose dans les compléments de 1968 à la postface de La lutte de classes : « La double faillite du réformisme et du stalinisme nous fait un devoir urgent de réconcilier la démocratie prolétarienne et le socialisme, la liberté et la Révolution. Or précisément la grande Révolution française nous a fourni les premiers matériaux de cette synthèse. Pour la première fois dans l’histoire, les notions antagonistes de liberté et de contrainte, de pouvoir étatique et de pouvoir des masses se sont affrontés, clairement sinon pleinement, dans son immense creuset [15]. »


L’affaire se complique lorsque l’auteur tente de distinguer « bonne » et « mauvaise » terreur. La bourgeoisie révolutionnaire, lit-on dans le préambule du présent livre, entendait imposer « une “terreur” arbitraire, incontrôlée, barbare, au moyen d’une dictature par en haut, celle du Comité de Salut public », tandis que « l’avant-garde populaire, voulait une “terreur” exercée à bon escient contre les saboteurs de la Révolution par les sans-culottes en armes, organisés démocratiquement dans leurs clubs et dans la Commune. » De cette « terreur populaire », il affirme qu’elle « est d’une nature si fondamentalement différente des formes d’oppression du passé et [...] compensée par un degré si avancé de démocratie pour les opprimés de la veille que le mot de dictature jure avec celui de prolétariat [16]. »


Le mot jure sans doute, mais qu’en était-il de la chose ? Ou autrement dit : quel contenu, acceptable d’un point de vue libertaire, les Enragés eussent-ils dû donner à la terreur ? Force est de constater que Guérin ne fournit pas à cette interrogation des réponses très convaincantes.


C’est ainsi qu’il critique, au chapitre premier du présent ouvrage, « l’inconséquence politique des enragés ». Ceux-ci, déplore-t-il, « réclamèrent la liberté de la presse, parce qu’ils étaient eux-mêmes les victimes de ces mesures d’exceptions, à un moment où la contrainte demeurait nécessaire pour mater la contre-révolution. Ils parurent ainsi s’associer aux adversaires réactionnaires du régime dit de “salut public”, ce qu’ils eussent évité en faisant en sorte que l’indispensable contrainte fût véritablement populaire, dirigée seulement contre l’aristocratie, et non bourgeoise avec une pointe tournée contre le peuple. »


Au vrai, la plupart des Enragés, minorité dans la minorité, soutinrent « loyalement » la politique de terreur, réclamant même son durcissement, avant de comprendre qu’elle allait les broyer [17]. L’enragé Leclerc fait une pertinente analyse de classe du régime et du tribunal révolutionnaire lorsqu’il écrit : « sous ce régime-ci comme sous l’autre on respecte le vice en habit de satin, on le pend s’il est en guenilles [18]. »

 

Mais il exige aussi que l’on envoie toujours plus de « bonnes » victimes à la guillotine : accapareurs, agioteurs, gens suspects (une correspondance avec des « contre-révolutionnaires » suffit) et égoïstes (catégorie qui paraît rassembler oisifs et réfractaires à l’enrôlement). Il réclame encore la création de nouveaux tribunaux, des visites domiciliaires nombreuses, dûment et démocratiquement contrôlées par les comités révolutionnaires des sections, dont il attend « au moins vingt mille » prisonniers. Ce faisant, il satisfait aux critères de la terreur prolétarienne que Guérin définit, et ce n’est certainement pas par là qu’il prête le flanc à la critique robespierriste, contemporaine ou postérieure.


Quant à la revendication de la liberté d’expression, de la liberté de la presse notamment, il me semble choquant qu’un libertaire puisse y voir une « forme réactionnaire ». D’autant que cette affirmation laisse mal augurer de ce que pourrait être cette « conception libertaire de la contrainte », dont Guérin accorde comme excuse aux Enragés pour ne pas l’avoir élaborée, « les conditions objectives de leur temps [19] ». J’avancerai, pour expliquer cet aspect des thèses de l’auteur, et sans manquer j’espère à l’amitié qui nous liait, l’hypothèse qu’il ne s’est pas débarrassé d’une grille de lecture marxiste de l’histoire, qu’il tente ici de concilier avec l’exaltation des tendances libertaires de la révolution [20].


Durant la Révolution, les Enragés furent les plus habiles à exprimer les revendications populaires et à les pousser dans le sens d’un égalitarisme et d’une pratique de la démocratie directe. Cette radicalité ne pouvait que heurter les Montagnards, soucieux de fixer un terme à la Révolution, et donc - déjà ! - la fin de l’histoire.


De sa prison, Jacques Roux constate, avant de se suicider pour échapper à la guillotine, qu’on a utilisé les Enragés pour abattre la monarchie, avant de leur faire payer « leur refus de s’agenouiller devant de nouveaux rois. »

« Pour tout être qui raisonne, écrit l’enragé Varlet, auquel Guérin rend justement hommage, gouvernement et révolution sont incompatibles. »

Le drame et l’erreur des Enragés fut de comprendre, au moins d’entrevoir, mais trop tard, que le mécanisme de la terreur, de toute terreur, par les instruments dont elle exige la mise en place (bureaucratie, police, censure, prisons, tribunaux, etc.) était celui-là même par lequel les hommes d’État allaient confisquer la Révolution.


Cet enseignement, les recherches de Daniel Guérin ont grandement contribué à le mettre en valeur, bien qu’il ne l’ait pas lui-même envisagé de cette manière. Quelques soient les lacunes de son travail, il va plus loin que ses devanciers, et dédaigne de dissimuler ses partis pris comme le feront ses critiques. Il est heureux que la présente réédition vienne (avec quelques autres [21]) redonner au militant, au brasseur d’idées, au vulgarisateur, et à l’historien Daniel Guérin toute la place qui lui revient dans la diffusion et la connaissance des idées révolutionnaires, singulièrement en ce qui concerne la grande Révolution fondatrice des temps modernes.


 

(autres lectures)

 

  • Maurice Dommanget, Babeuf et la conjuration des égaux, Spartacus
  • Maurice Dommanget, 1793 Les enragés contre la vie chère et Les curés rouges, Spartacus

 

 


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23 août 2010 1 23 /08 /août /2010 12:39

 

Nous ne pouvons reproduire cet article, suite à des menaces de poursuites de la part de l'AFP, veullez vous reporter à Libération.

 

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23 août 2010 1 23 /08 /août /2010 12:10

 

  A l'heure où la droite est de plus en plus menaçante sur les libertés, que des propos haineux, redondants, et devenus presque rituels s'en prennent au dernier espace de liberté et de pluralisme qu'est le net, cet appel méritait d'être rappelé.


Rappel:

 

Tribune pour une presse libre,

l'appel de la Colline

(Mediapart et Reporters sans frontières)


 

Affaire Bettencourt-Woerth

après les attaques judiciaires tombées à l'eau,

la droite sarkoziste a calomnié le site médiapart


 

Edwy Plenel :

Sarkozy est un “délinquant constitutionnel”


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23 août 2010 1 23 /08 /août /2010 12:00

 




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