24 septembre 2012 à 07h01 -
C'est cet après-midi que la Cour de cassation se prononcera sur la légalité des condamnations décidées après la marée noire de l'Erika qui avait souillé
les côtes bretonnes en 1999. Une décision très attendue par des victimes qui redoutent une annulation de la procédure.
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Naufrage de l'Erika : le dossier de la rédaction
La Cour de cassation dira demain si la France était compétente pour juger des responsabilités dans le naufrage du
pétrolier Erika, en 1999, au large de la Bretagne. Le naufrage de ce navire
vieux de 25 ans, battant pavillon maltais, affrété par le groupe français Total et appartenant à un armateur italien, avait souillé 400 km de côtes françaises de la pointe du Finistère à la
Charente-Maritime, et mazouté quelque 150.000 oiseaux.
Plus de dix ans plus tard, le 30 mars 2010, la cour d'appel de Paris avait confirmé les condamnations pénales pour pollution du pétrolier Total, de la société de
classification Rina, de l'armateur Giuseppe Savarese et du gestionnaire Antonio Pollara. Tous avaient formé un pourvoi en cassation. Les parties civiles (État, collectivités locales,
associations de protection de l'environnement) avaient obtenu 200,6 millions d'euros de dommages et intérêts, dont environ 13 millions au titre de leur «préjudice écologique».
Le coup de théâtre d'avril 2012
Mais l'avocat général à la Cour de cassation, Didier Boccon-Gibod, a provoqué un coup de théâtre, début avril 2012, en recommandant une «cassation sans renvoi de
l'arrêt attaqué», c'est-à-dire une annulation définitive de la procédure.
C'est «la seule issue juridiquement possible», a-t-il assuré lors d'une audience, le 24 mai, devant la chambre criminelle de la Cour. «Je comprends que cet avis
heurte les consciences, qu'il fasse scandale», a-t-il ajouté, mais «pour que les fautes soient sanctionnées, il faut un texte applicable, et c'est là que le bât blesse».
Le navire a sombré en dehors des eaux territoriales françaises, en Zone économique exclusive (ZEE). Même si l'État du pavillon, Malte, ne s'est pas manifesté, la
loi française de 1983, sur laquelle sont fondées les poursuites, ne pouvait, selon lui, pas s'appliquer car elle n'était pas conforme aux conventions internationales signées par la France.
L'avocat général a, par ailleurs, remis en cause l'indemnisation du préjudice écologique.
Le risque d'une «impunité totale»
Me Patrice Spinosi, avocat à la Cour de cassation de plusieurs collectivités dont la linkBretagne, espère que les propres arguments juridiques des parties civiles auront «réussi à convaincre la Cour que l'avocat général était dans
l'erreur». La Cour de cassation a plusieurs possibilités : cassation totale, partielle, ou validation de l'arrêt de 2010.
Si la solution la plus radicale était retenue, cela signifierait «une impunité totale» pour les pollueurs, estime Me Corinne Lepage, avocate de dix communes du
littoral. «Ce serait 30 ans de droit de l'environnement fichus en l'air.» «Je lancerais immédiatement un travail au Parlement européen pour qu'on propose à la Commission un texte», ajoute la
députée européenne. «Il faut que tout pays dont la côte est touchée, où que se soit passé l'accident, puisse être le juge des dommages dont il est l'objet».
Des indemnités déjà versées
L'avocat de Total, Me Daniel Soulez Larivière, objecte «les navires étrangers qui remontent de la pointe de l'Afrique jusqu'à Rotterdam» ne peuvent avoir «un
régime juridique différent à chaque fois qu'ils croisent un pays qui a un droit sur la zone économique exclusive».
Si le groupe pétrolier sortait gagnant de ce combat judiciaire, il en serait probablement tout autre pour lui en termes d'image. C'est pourquoi il a plusieurs fois
rappelé avoir versé 171 millions d'euros d'indemnisations aux parties civiles après le jugement de première instance, qui sont «définitives» et s'ajoutaient aux «200 millions d'euros versés
pour le nettoyage des plages». Rina s'était, de son côté, acquittée, après l'appel, des 30 millions restant dus, selon ses avocats.
Le préjudice écologique sous la menace d'une cassation
L'arrêt Erika rendu en 2010 par la cour d'appel de Paris comportait une «avancée» notable sur la reconnaissance du préjudice écologique, souligne
Martine Rémond-Gouilloud, professeur émérite de droit maritime.
Comment le droit a-t-il évolué sur ce point ?
À partir de 1976, la loi a été plusieurs fois modifiée. À mesure que les marées noires se reproduisaient, on a fait, à chaque fois, un tout petit pas dans le
sens de la sévérité. La loi de 1983, qui s'est appliquée à l'affaire Erika, est aujourd'hui passée dans le Code de l'environnement.
Ce code a notamment été modifié par la loi du 9 mars 2004 qui, pour la première fois, sanctionne la pollution involontaire par un navire étranger dans la zone
économique exclusive. Cependant, ce texte n'étant pas rétroactif, il n'était pas applicable à l'affaire de l'Erika.
Même si cette loi de 2004 constitue une vraie avancée, il peut toujours y avoir discussion sur le fait de savoir si elle est bien conforme aux conventions
internationales. L'article 55 de la Constitution donne, en effet, priorité aux conventions internationales sur les lois internes. Depuis 2005, une directive européenne invite également les
États membres à renforcer la protection de leur milieu marin.
L'indemnisation du «préjudice écologique pur» risque d'être annulée. Que signifierait une telle décision ?
Faire reconnaître ce type de préjudice, indépendant de tout intérêt économique, a donné lieu à des batailles rangées depuis 20 ans. À chaque fois, on se heurte à
deux difficultés : comment l'évaluer, et à qui attribuer les réparations.
L'arrêt d'appel Erika a reconnu l'existence juridique de ce concept : la cour d'appel le définit comme «toute atteinte non négligeable à l'environnement naturel,
à savoir notamment l'air, l'atmosphère, l'eau, les sols, les terres, les paysages, les sites naturels, la biodiversité (...), qui est sans répercussion sur un intérêt humain particulier, mais
affecte un intérêt collectif légitime». Il s'agit d'une vraie avancée qui peut marquer le droit, et pas seulement en France. Si l'arrêt était cassé, cet acquis disparaîtrait.
À Batz-sur-Mer, la crainte d'une pilule «amère»
Si Total gagne, «on l'aura vraiment amère cette pilule !». Les habitants et les élus de Batz-sur-Mer (44) s'angoissent d'une possible annulation, des
condamnations pénales prononcées par la cour d'appel.
«Ce n'est pas normal. Ça devrait être jugé comme un délit, comme quelqu'un qui ne respecte pas le code de la route», s'insurge René Colbus, l'un des habitants de
cette ville de Loire-Atlantique, parmi les plus touchées par la pollution. Venu sur la plage pour entretenir son bateau, il se rappelle, comme si c'était hier, des «galettes de fioul tout le
long du mur, tout le long de la côte dans les rochers».
À Batz, la décision de la Cour de cassation sur ce dossier sera guettée avec une pointe d'angoisse, compte tenu des recommandations défavorables formulées par
l'avocat général, qui a également remis en cause l'indemnisation du préjudice écologique. «Moi, de toute façon», si l'avocat de Total «a gain de cause, je lui amène tout le pétrole devant ses
bureaux avec une tractopelle», lance le maire UMP de Batz-sur-Mer, Danielle Rival.
«Réformer tout de suite»
«En fin de compte, il aurait fallu qu'on parte à Malte faire juger cette affaire de l'Erika!», s'exclame-t-elle. «Ça veut dire qu'on aille juger là-bas la
catastrophe qui a été faite dans notre pays. Non, ce n'est pas possible», assure l'élue.
Et si la Cour de cassation suit l'avis de l'avocat général, «tout notre combat depuis douze ans» sur la reconnaissance du préjudice écologique et environnemental
sera «terminé», relève Danielle Rival.
Cela signifierait «qu'on n'a strictement rien fait depuis l'Amoco Cadiz» : «Les pollueurs ne seront pas les payeurs et ils ne seront surtout pas reconnus
coupables», estime-t-elle. «Je crois qu'au niveau de la France, au niveau de notre littoral, c'est quelque chose qui va être très, très mal perçu», prédit le maire. Si la justice donne raison
à Total, Batz-sur-Mer «arrêtera» les procédures «mais on l'aura vraiment amère cette pilule !», souligne le maire de la commune, qui gardera les indemnités perçues quelle que soit la décision
de la Cour.
En attendant, si la cour annule les jugements, il faudra alors que «le gouvernement se mette au travail et réforme tout de suite», exhorte Danielle
Rival.
Car «l'hiver va arriver. Il va y avoir des tempêtes. On peut avoir de nouveau un bateau-poubelle parce qu'il y en a encore beaucoup, beaucoup, sur les eaux
internationales», prévient-elle.
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